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La
décision fut prise très vite...« On part, on passe de l'autre côté »
, dit-il le soir même de l'annonce de
la partition du pays. « Faut
réfléchir, y penser, préparer... » osais-je timidement. « Non,
faut partir, tout de suite, je ne peux pas rester là. » L'obstacle
majeur était la montagne. Deux jours de marche au moins, nous séparaient
de la frontière. Mon compagnon étala une carte sur la table: « Là,
à mi chemin, regarde, un refuge. Il suffit de s'y cacher le jour et on
finit le trajet la seconde nuit. On va aller s'installer quelques temps
dans ce village là, au pied de la montagne. » De son doigt il
pointait les lieux. « Mais...
et la petite? » Je
compris à son silence qu'il n'y avait pas pensé. Fuir la nuit par la
montagne, se cacher le jour, c'était risqué,mais possible, d'autres
avant nous l'avaient fait, mais avec un bébé de quatre mois, ça me
semblait irréalisable. « On
la laisse ici, on peut la faire adopter, à son âge, elle s'adaptera à
n'importe qu'elle ethnie, tandis que nous... notre culture est trop
visible, on la porte en nous, sur nous, même si on le voulait , on ne
pourrait pas s'assimiler, on doit partir. » « Sans
elle? » mon regard de panique vers le berceau. « Sans
elle » son regard,
triste, attendri, mais résigné, déjà un regard d'adieu. J'ai
passé la nuit suivante à pleurer, à hurler intérieurement, tétanisée.
Une seule pensée, en boucle, sans issue: je ne pouvais pas abandonner mon
enfant, c'était au dessus de mes forces physiques, jamais je n'aurais pu
avancer, un pas après l'autre, chacun m'éloignant de mon bébé. Chaque
nuit, à trois heures, la symbiose était si forte que la montée de lait
avait lieu avant son réveil, quelques minutes plus tard elle m'appelait
en pleurant pour la tétée. Cette nuit là, elle a refusé le sein, a détourné
la tête. Mon bébé me rejetait parce qu'on avait parlé de partir sans
lui. Au
matin, déterminée à ne pas céder, je dis à mon compagnon que je
n'acceptais que deux solutions: partir tous ensemble, ou rester. De la
violente dispute qui s'ensuivit, sortit une troisième possibilité: il
pouvait partir seul, s'il le souhaitait, mais jamais je ne consentirai à
laisser notre enfant derrière nous. Nous
nous sommes donc installés tous les trois dans le village, au pied de la
montagne. Nous y étions depuis
à peine un mois, mais il était pressé par la peur. Le départ fut décidé
pour la semaine suivante, une nuit sans lune. Nous avons préparé deux
sacs à dos, et j'ai bricolé une sorte de sac ventral pour porter le bébé. Nous
sommes partis dès la tombée de la nuit. Marche lente dans le froid
nocturne, alourdie par les sacs, les mouvements entravés par l'enfant,
j'avançais très lentement, nous progressions moins vite que prévu.
Passer un petit pont de planches disjointes sur le torrent, mal réparé
depuis la dernière crue, le vertige, la peur, mais aussi l'attirance, la
fascination et la conscience du choix: si je sautais , là, avec mon
enfant, pour fuir cette guerre d'une autre façon, définitive? Encore
des heures de marche, puis nous avons commencé à nous inquiéter. Pas de
trace du refuge. Avions nous marché trop lentement, étions nous perdus?
Il ne restait que quelques heures avant le levé du soleil, le jour
risquait de nous surprendre à découvert, lorsque
l'enfant se mit à hurler, inconsolable. « Donne
lui a téter, qu'elle se taise » dit mon compagnon. « Elle
est sevrée, et elle a déjà bu tout le
lait que j'ai pu trouver à emmener » « Sevrée?
Quelle idée , c'était bien le moment! Quelle se taise! » L'exigence
de silence évita la dispute. L'enfant calmée , nous nous sommes assis
sur le bord du chemin, dissimulés dans les buissons. « Et
maintenant, qu'est ce qu'on fait? » ai-je demandé « On
redescend, la descente est plus rapide, en partant tout de suite on peut
arriver avant le jour, faut pas qu'on nous trouve dans cette partie de la
montagne avec des sacs de
voyageurs. » Nous
sommes redescendu. Épreuve pour les pieds, qui cognent à la chaussure à
chaque pas, pour les jambes qui freinent le mouvement. Un passage escarpé,
pris lentement à l'aller, mouvements brusques , précipités de la fuite,
la tête de l'enfant qui
passe à deux doigts d'un rocher saillant. Repasser le pont branlant, plus
de temps pour la peur, un danger plus grand nous menace: le soleil se lève. Arrivés
, peu après le jour, juste surpris par quelques paysans très matinaux,
étonnés de nous voir passer, mais discrets, ils n'ont rien dit, rien
demandé. Je
me suis couchée, mon compagnon est allé prendre la place de journalier où
il s'était engagé pour
donner le change. Le soir, à son retour, après une nuit d'angoisse passée
à marcher, et une journée de travail pendant laquelle il avait pu
ruminer nos déboires, il laissa libre court à sa colère. Il pouvait
crier sans risque, presque
personne ne comprenait notre langue dans ce village, et quoi de plus
courant, anodin, qu'une dispute conjugale? C'était
de ma faute, celle de l'enfant , disait-il. J'ai tenté de me défendre ,
d'argumenter: « Elle
date de quand ta carte? Si ça se trouve, le refuge n'est plus qu'une
ruine, un tas de pierres parmi les rochers, c'est pour ça, qu'on n'a pas
trouvé. Tu t'es renseigné auprès des habitants, pour savoir s'il y a
toujours un refuge là haut? » « T'es
folle, si tu veux crier partout notre intention de fuir, c'est tout à
fait la question à poser! » Il
n'avait pas tort. Les
nuits qui suivirent, il pleuvait. Puis vint la pleine lune, puis, la peur
de se lancer à nouveau, et, peu de temps après , le mur fut bâtit. Il
nous isolait dans une zone où
notre ethnie était très
minoritaire. Le village était pluri-ethnique, tous y vivaient en bonne
entente, dans le respect des croyances et coutumes de chacun. C'est ce
village qui devint notre refuge. Il nous a préservé jusqu'à maintenant
des massacres qui eurent lieu dans la ville que nous avions quittée. Pour
l'instant, tout va bien, l'enfant a grandi, mon compagnon est resté
ouvrier agricole, je me suis insérée au groupe des femmes du village:
cuisine, tissage, lessives, bavardages, solidarité, fraternité féminine... Mais
la menace se rapproche, tous les jours les échos de combats fratricides
nous parviennent. Combien de temps serons nous encore épargnés? Combien
de temps avant que je me retrouve face à ma responsabilité? Ai-je fait
le bon choix? Je cherche la réponse dans les yeux de mon enfant. Pour
elle, pour ne pas la quitter, nous sommes restés, mais que me diront ses
yeux si l'horreur nous rejoint? 21 Janvier 2000
« Silence!Regardez!
Là! ... » Sur le
carrelage blanc, trois grosses gouttes de sang... Malik retient Myriam,
pour qu'elle ne voit pas. De ce même geste du bras qui lui barre la route
lorsqu'elle s'approche trop du trottoir. Myriam comprend le geste, il
signifie « danger ». D'habitude c'est danger de se faire écraser
par les voitures, là, elle n'identifie pas le danger, mais elle le perçoit.
Immédiatement la peur naît dans son ventre. Et c'est trop tard, elle a
vu. Elle a vu les trois grosses tâches de sang sur les larges carreaux
blancs de la cuisine, le contraste de leur couleur sombre, de leur forme
étoilée, des soleils rouges. Elle ne comprend pas bien, le sang c'est ce
qui apparaît sur ses bras écorchés, ses genoux , lorsqu'elle tombe ou
s'égratigne au roncier. Est-ce le carrelage qui saigne? Elle ne
comprend pas , mais elle perçoit la répulsion de son père, son
mouvement de peur. Elle emmagasine les émotions. Tout se mêle, les
couleurs, les gestes, les paroles, le bruit des détonations, l'odeur de
la poudre. Quatorze
juillet, Malik a invité des amis à boire un verre après le feu
d'artifice, et c'est en rentrant qu'ils trouvent le carrelage ensanglanté.
Les trois amis sont restés en arrière. Malik commence à s'affoler, il
cherche Béatrice , restée seule car elle n'aime pas les feux
d'artifices. Dans toutes les pièces , il l'appelle. -Je suis là, dans la
chambre! Tous se précipitent et la trouvent , assise sur son lit, le nez
dans un mouchoir sanglant. Myriam a suivi, Myriam voit Alain, un des amis,
rejoindre sa mère, poser tendrement sa main sur son épaule. Myriam voit
leurs regards, la tendresse dans le regard de sa mère, tendresse qu'elle
n'y voit pas lorsque celle-ci regarde son père. Myriam voit sans
comprendre, elle absorbe l'émotion qui
passe entre Alain et sa mère, sans comprendre. Qu'as
tu emporté de cette scène, Myriam, lorsque douze ans plus tard, quelques
mois avant ta majorité, ton père, Malik, t'a envoyé dans ce pays de tes
origines, mais où tu n'es pas née, dont tu parles très peu la langue,
pour te marier à un inconnu de quarante cinq ans?
Tu m'as envoyé une lettre, une seule fois, tu y parlais du lycée,
puisqu'ils t'avaient promis de te laisser finir tes études. Mais tu avais
été orientée en première scientifique, alors que tu étais nulle en
maths, parce que c'étaient les seuls cours dispensés en français. Alain
laisse à Malik le soin de consoler, réconforter et questionner Béatrice.
-Qu'est il arrivé? -J'ai eu peur, j'ai paniqué, j'ai beau savoir que je
ne risque rien, mais... j'étais sur la terrasse, aux premiers pétards je
suis rentrée en courant, je me suis pris les pieds dans la marche, je
suis tombée, je crois bien que j'ai le nez cassé!
Malik est agacé par les peurs, les angoisses récurrentes, incontrôlables
de Béatrice, mais ce soir, devant ses amis, il essaye de cacher son
agacement et d'être un peu tendre avec elle. Il essaye, mais il a du mal.
Tous
descendent au salon, boire le verre promis par Malik. Alain, prévenant,
demande à Béatrice ce qui a pu déclencher une telle panique. Béatrice
raconte, sous le regard désaprobateur de Malik, mais soutenue par la
chaleur attentive de celui d'Alain. Elle raconte. Et raconter lui fait du
bien, l'angoisse semble se diluer dans le flot des mots. Elle dit son
enfance de témoin auditif de la guerre. De cette guerre dont elle n'a
rien vu mais tout entendu, et ces sons sans images, sans explications,
provoquent encore en elle ces réactions de panique. Elle dit, elle
s'apaise... Myriam écoutait,
et Myriam s'est endormie dans les bras d'Alain où elle avait trouvé
refuge, puisant dans leur chaleur, réconfort à la peur qu'elle vient de
vivre, à la peur dont elle vient d'entendre le récit. -Donne, je vais la
mettre dans son lit, dit Béatrice en tendant les bras pour récupérer sa
fille. -Attends, je vais t'aider, elle est lourde, montre moi où est son
lit, je vais l'y porter. Alain pose Myriam dans son lit, puis il regarde Béatrice,
en silence. Ils restent
ainsi, quelques secondes d'éternité volées au temps. Un sourire, rendu,
Alain ose une timide caresse sur la joue de Béatrice, qui souri à
nouveau. Puis ils quittent la pénombre réconfortante de la chambre
d'enfant, et rejoignent le salon où tous discutent, boivent. Tu dors
calmement dans ton lit d' enfant Myriam. Tu dors alors que tu viens de
vivre un tournant de ta vie. En voudras tu à ta mère quand elle partira
vivre ailleurs la douceur dont elle avait besoin? En voudras tu à ta mère
de n'avoir pas pu empêcher ton destin de basculer? Béatrice et
Alain vont se revoir, au début par hasard, puis ils vont comprendre,
petit à petit, que quelque chose vibre en eux lorsqu'ils se rencontrent.
Béatrice parle avec Alain, elle met en mots son désespoir, son image d'
Epinal déçue. Elle raconte son rêve de couple mixte qui s'est brisé,
pense t' elle sur le poids des traditions, elle accuse les hommes, la
culture, la religion. Elle raconte sa tentative d'épouser, en même temps
que Malik, la culture de ce pays où elle est née, mais dont elle a dû
quitter le sol, toute jeune, après les premiers coups de feu, ceux dont elle ne garde en
mémoire que le son. Alain l'écoute,
il réagit peu, mais se montre attentif, compréhensif, il écoute et
soutien Béatrice par sa douceur, par son attitude apaisante. De leurs
rencontres, elle sort fortifiée, grandie d'une force intérieure qui
l'aide à supporter la pesanteur de l'ambiance familiale , grandie
d'une force qui l'aide à vivre, à réfléchir. Puis, au fil
du temps, ils se retrouvent le plus souvent possible, leur relation mûri,
d'une grande amitié, ils font naître un amour. Lors de leurs rencontres,
ils font provisions de gestes tendres, de douceur, de baisers passionnés.
Béatrice continue sa réflexion, elle prend du recul, elle comprend,
qu'au lieu d'accuser la culture et la religion de son mari, c'est peut être
d'un conflit de caractères qu'il s'agit, avant tout. Mais elle ne
souhaite pas quitter son mari, bouleverser toute leur vie, et puis,
surtout... il y a Myriam, si petite encore... Alors sa relation à Alain
reste secrète. C'est Malik
qui force la rupture,
lorsqu'il surprend sa femme
avec Alain. Il ne peut excuser, pardonner, encore moins comprendre ni
accepter, alors il demande, comme il en a le droit, le divorce pour faute,
et l'obtient. Au tribunal, Béatrice avoue sa faute, mais revendique le
droit d'aimer. Elle, si timide, se lance dans une plaidoirie sur la liberté
de vivre ses sentiments, elle argumente qu'ils n'ont fait de mal à
personne, qu'ils n'ont rien volé à personne et qu'elle a continué à
assurer son rôle maternel, familial. Pourtant,
Malik manoeuvre pour obtenir la garde de Myriam.
Les faibles ressources de Béatrice sont
mises en balance avec la « bonne situation » de Malik,
et l'aide « maternante »
qu'il peut obtenir de la part
de ses soeurs, de sa mère, pour s'occuper de Myriam.
Myriam qui ne comprend pas
pourquoi du jour au lendemain on la sépare de sa mère, ni pourquoi on traite soudain sa maman comme une criminelle. Pourras
tu excuser ta mère , Myriam? Rejetée par toute une communauté, accusée
de tous les maux, elle préférera, avec le temps, espacer ses visites.
Elle te croyait heureuse, entourée de tes tantes, tes cousines, puis
avec ta belle-mère, lorsque Malik s'est remarié. Je te
rencontre au lycée, Myriam. Avec la prof de français, le
documentaliste et quelques autres jeunes, on met en place un club
interculturel qui se réunit le midi, après la cantine. L'objectif est de
faire partager les cultures des uns et des autres. On prépare une
exposition, on se documente, mais surtout on échange, on parle, on
s'ouvre aux différences. Rapidement notre amitié se noue. Pendant le
ramadan, je sèche la cantine en même temps que toi, il ne faut pas que
les autres te voient, et on se cache pour manger nos sandwichs au soleil,
derrière les bâtiments. C'est là que tu me racontes: ta belle mère qui
te fait faire le ménage le soir, les devoirs à la bougie, en cachette,
très tard. Tu me racontes et moi j'ai honte de mon impuissance.
J'ai
honte, honte
de ma vie quand tu me dis la tienne, honte
de ma chance, quand tu cries ton malheur, honte
de ma joie, quand tu te noies dans tes pleurs honte
de ma santé, quand tu caches ta souffrance. J'ai
honte, honte
pour tous les jours que tu passes à travailler honte
pour toutes les nuits occupées à étudier honte
de ton malheur sur lequel tu n'oses même plus pleurer, honte
de mon bonheur, que je voudrai partager. Et lorsque
que tu seras informée du « projet », c'est à moi que tu le
diras: ton père veut te marier,
c'est arrangé depuis des années dit il, tu n'as pas le choix. Si! Il y a
le choix! Mais ça implique départ, rupture. On prend rendez-vous avec
l'assistante sociale du lycée, on parle, on réfléchi, on élabore des
stratégies, on cherche des solutions. Finalement,
tu quittes ta maison un matin, comme tous les autres matins, et tu viens au lycée, sans rien, juste avec ton cartable.
L'assistante sociale t' a trouvé une place en foyer d'accueil
d'urgence, et ce soir tu ne
rentreras pas chez toi. On s'organise pour te fournir des vêtements, on
se relaye pour te copier les cours, car pendant ce temps, ils continuent.
Les autres élèves ont d'autres préoccupations, moins graves, les profs
font des contrôles, exigent que les leçons soient sues, les devoirs
faits...
Projet
éclaté résolution
différée départ
forcé Interrogation
écrite! Nouvelle
douloureuse parole désastreuse confidence
silencieuse Sortez
vos livres! Lettres
secrètes souffrances
muettes conversations
discrètes. Écoutez
le cours! Distraits,
rêveurs l'esprit
ailleurs pleurs
intérieurs Un
peu de concentration! Difficile
partage de notre vie, entre
cours et amis, entre
cahiers et échanges profonds, entre
banale régularité des cours et
l' imprévu des rencontres. On n'a pas l'adresse de ton foyer,
ton père fait pression sur l'assistante sociale pour la savoir, il veut
récupérer sa fille, il promet.
On ne peut pas te joindre, mais l'assistante sociale nous donne des
nouvelles, nous dit que tu vas bien, qu'elle te donne les cours qu'on te
photocopie. Je ne peux pas te
voir, mais je pense à toi... je pense à toi et ma pensée s' élargie,
s'internationalise... Je
pense à toi, Toi
qui meurs en Ethiopie, et
toi qui pleures à deux pas du lycée, toi
qui vis dans une dictature, et
toi que ta famille empêche de vivre, toi
qui est coincée sous des décombres, et
toi qui cries de ne pouvoir t'évader. Je
pense à toi, je
pense à toi quand les lumières s'éteignent toi
pour qui cela ne change rien, je
pense à toi à la cantine, toi
qui jamais ne manges à ta faim, je
pense à toi quand je discute avec ma mère, toi
qui as perdu la tienne, je
pense à toi quand je rêve de paix, toi
qui a tout laissé dans la guerre. Je
pense à toi, toi
qui te moques bien de ce que je peux penser, toi
qui préférerais un coup de main concret, toi
qui me rappelle à l'ordre quand je laisse tout tomber, toi
qui hante ma vie de tes cris muets. Et
moi, j'
aimerai bien ne pas faire que penser, j'aimerai
bien pouvoir crier ma révolte, moi
qui très maladroitement cherche à t'aider, mais
qui désarmée, ne peux plus que t'aimer. A force de recherches, ton père a
trouvé le foyer, il est venu pleurer devant la porte, faire un scandale
à la direction, et tu as craqué. As tu craqué devant ses larmes? Face
à ses promesses, à ses mots d'amour? As tu pensé que finalement, c'était
ta destinée, que tu saurais t' accommoder de la vie qu'on t'imposait?Ou
as tu voulu fuir ce foyer inhospitalier où fugueuses et délinquantes se
mêlaient aux jeunes filles en danger, et où tu
souffrais de la violence de l'ambiance, de la confrontation? Tu as craqué, tu es rentré chez
toi, avec la promesse de finir tes études au lycée, de ne plus parler
de mariage avant le Bac... On est parti en vacances de
Toussaint, je me rappelle avoir été frappée par la coïncidence entre
l' atmosphère et les événements,
véritable temps de déceptions, de deuil. Le pire attendait la rentrée.
L'assistante sociale m'a fait convoquer dans son bureau, sur le temps d'un
cours, ça devait être important! Elle m'a dit: Myriam est partie, son père
l'a envoyée là bas pendant
les vacances, elle va aller au lycée, elle est d'accord. Ta belle-mère avait promis
d'intervenir en ta faveur, d'empêcher le départ: Elle
n'avait pas le droit de
jouer avec ton espoir Elle
n'avait pas le droit de
nous donner de fausses joies Elle
n'avait pas le droit de
te faire miroiter l'avenir et
de soudain tout détruire Elle
n'avait pas le droit de
nous laisser trembler pendant
des jours entiers, sur
des projets qu'elle n'a pas réalisés, elle
n'avait pas le droit de nous laisser rêver à
un avenir qu'elle n'a pas laissé naître elle
n'avait pas le droit de nous mentir ainsi, surtout
quand de la vérité dépendait l'avenir de toute ta vie. Presque vingt ans ont passés. J'ai
rencontré Béatrice. Je l'ai
écoutée me conter son
histoire, son passé,
ses blessures nées d'émotions sans mots.
Lors du feu d'artifice, au son des détonations, dans l'odeur de la
poudre, j'ai pensé à
elle... J'ai pensé à ces
peuples qui fêtent ainsi, dans l'évocation symbolique, le souvenir de
leur libération. Comment en suis-je arrivée à penser à toi Myriam?
Toi partie si jeune vivre un destin dont tu n'avais rien choisi...
Pourquoi ai je voulu t'inventer une mère, lui trouver des excuses? Pourquoi avoir voulu lier ton
destin à celui de Béatrice? Parce que sur le carrelage froid et
blanc de Béatrice, dans le bruit des coups de feu, c'est ton sang que
j'ai vu, Myriam, toi qui es partie dans ce pays où règne à nouveau la
terreur des armes. Y
es tu toujours en vie ? Octobre
1985 et Juillet 2004
Pourquoi
ce besoin de dire, de se dire, d'extirper les mots et d'en accabler ou
d'en faire profiter les autres? Pourquoi les pensées ne suffisent elles
pas? Pourquoi écrire n'est il qu'un exutoire sans écho, comparé au
partage affectueux d'un dialogue sincère? En sortant de cet éprouvant entretien avec son supérieur, le jeune prêtre s'interrogeait. Il ressentait en cet instant le besoin urgent, impérieux, de se confier à quelqu'un de chaleureux, à quelqu'un qui l'écouterait sans le juger, ainsi qu'il l'avait fait, tout au long de sa propre « carrière », pour les autres. Pendant des années il avait rendu visite aux malades en fin de vie. C'était l' une de ses attributions, mais c'était celle qui avait changé le cours de sa vie, et qui le menait, ce soir, à prendre la dure décision de revenir sur ce qu'il avait toujours pris pour une irrévocable vocation. Il avait commencé par douter de l' efficacité de la prière. Ça lui était tombé dessus, un matin. Il avait soudain pensé que Dieu resterait à jamais inaccessible à toute demande humaine. Il avait vu trop de morts, dans cet hôpital pour cancéreux, trop de morts pour lesquels il avait ardemment et sincèrement prié. À quoi servait il de verbaliser sans cesse des espoirs muets, dans le secret de son coeur? Il avait alors décidé d'agir, d' abandonner les comateux aux volontés divines, pour ne plus rendre visite qu'à ceux qui parlaient encore. Pour eux, il était écoute. Il savait qu'il les soulageait en recevant leurs mots, leurs cris, leurs espoirs, et éventuellement, tradition de sa fonction, leurs confessions. Puis, il y avait eu cette rencontre avec une étrange malade, Lina, qui, contrairement à la plupart des non-croyant, n'avait pas rejeté ses visites, mais en avait elle-même posé les conditions. Je n'ai rien à confesser, lui avait elle dit d'emblée, car si j'ai fait des actes répréhensibles, si j'ai transgressé des lois, cela ne regarde que la justice. Mais elle avait exprimé le vif désir d'avoir quand même des entretiens avec lui, pour profiter d'une oreille neutre, non concernée, et liée par le secret. Il l'avait écouté raconter, comme il écoutait tous les autres malades, se sentant dépositaire de leur histoire, de leur mémoire. Chaque vie est un roman, pensait il, chaque vie une histoire qui s'éteint avec la mort. À moins... à moins qu'elle n'ait été dite, confiée, communiquée. Il recevait la vie des autres, et parfois, le soir, riche de toutes ces histoires, nourrit de tous ces mots offerts, il se sentait comme un livre, un vivant recueil de tranches de vie. C'est alors qu'il prenait son crayon, et transcrivait ce qui restait en lui des histoires entendues dans la journée, passées aux filtres de sa mémoire et de son affectivité. Il se sentait responsable des mots reçus, investi d'un devoir de mémoire, de restitution, sans pour autant savoir que faire des textes qu'il avait écrits. Ce soir, de retour de l'évêché, il avait envie de relire ce qu'il avait transcrit de l'histoire de Lina. Une histoire banale, comme tant d'autre, mais qui l'avait fait réfléchir plus et plus loin qu'il ne l'aurait voulu. Une réflexion qui avait suivi son attachement à Lina, son émotion à recueillir ses mots en silence, en intervenant le moins possible. C'est au fil du temps qu' il avait appris à réagir le moins possible, laissant toute liberté de paroles aux malades, parce qu'il avait compris qu'en réagissant, il déviait le cours de leurs pensées, de leur récit, et que la parole non dite à cet instant là, ne resurgirait jamais identique, pour toujours marquée du sceau de son intervention, de son opinion. Pourtant, il restait des domaines , des moments de moindre attention peut être, où il osait une question, une réaction , souvent dictée par sa fonction, et non par son être profond. Avec Lina, chaque fois qu'il avait laissé échapper une réaction, elle avait, par ses réponses, durement entamées les convictions de cette morale qu'il avait reçue par éducation. Ses confidences l'avait fait réfléchir, au delà des bornes fixées par la tradition, évoluer au delà des cadres permis, jusqu'à remettre en cause sa vocation. Cela avait commencé le jour où elle lui avait confié ce qu'elle appelait sa plus belle histoire. Elle avait envie de la lui raconter pour en savourer l'évocation. Elle lui avait alors parlé de ses amours adultères, sans avoir l'air d'éprouver le moindre remords. Il était habitué à ce genre de récit, mais le plus souvent en confession. La plupart attendaient de lui un apaisement à bon compte, ils se cherchaient une absolution bon marché pour pouvoir partir en paix. Pourquoi la leur aurait il refusée? Au nom de quoi, de qui, aurait il osé troubler les derniers jours d'un mourant? Il savait que c'était trop facile, qu' ainsi il validait un système qu'il trouvait immoral, où il suffisait de se confesser pour être absout de n'importe quoi, au prix de la promesse de ne pas recommencer (ces malades là ne couraient pas le risque de ne pas tenir leur promesse), et de quelques marmonnements punitifs. Il était conscient, mais si se dire leur apportait l'apaisement, pourquoi pas? En entendant son récit, ce jour là, il ne put s'empêcher de l'apostropher, pour lui, la fidélité conjugale était une valeur importante, et ce qui le choquait , ce n'était pas tant les faits que son apparente absence de culpabilité: –
mais! Vous n'avez pas eu honte? –
Et honte de quoi, je vous prie? Honte d'aimer? Honte de
donner de la douceur, du bonheur? De s'oublier pour l'autre, de
s'abandonner au bonheur partagé? Non. Quelle est donc cette morale qui
condamne l'amour quand la religion dont elle se veut l' application concrète
ne cesse de le prôner? Je ne vois que du beau, de la sincérité. Et si
un Dieu existe, s'il est un Dieu d'amour, que peut il y voir d'autre? À
qui a t' on fait du mal? Qui a été lésé par cette force de vie qui naît
du respect des élans d'amours partagés? Dites
moi... Où
est le bien? Où est le mal? Avait il pensé
ce soir là, en essayant de transcrire le raisonnement de Lina.
Y avait il autant de façons de vivre que
d'êtres humains? Chacun avait il la lourde tâche d'inventer sa vie à
partir de données de bases non choisies? Comment alors, lui, individu,
avait il le droit de décider de ce qui était bien ou pas? Comment un tel
pouvoir pouvait il être délégué à un individu, aussi savant fut il
des textes religieux dans lesquels il était censé puiser la loi? Pouvait
il accepter de considérer belle une histoire qui transgressait les lois
de l' Église ? Son coeur
d'homme avait été ému, mais sa conscience « professionnelle »
choquée. Il avait été
ébranlé dans ses convictions, il avait commencé à douter de la
légitimité d'une morale crée, instituée par les hommes, et variable
d'une époque à l'autre, d'un pays à l'autre. Le fait que le même acte
puisse être délictueux dans une société, et anodin, ou même vertueux
dans une autre, ou à une autre époque, prouvait le caractère
artificiel, faillible des lois humaines. Bien sur, il fallait des gardes
fous, des règles de vie communautaires, de respect d'autrui, pour
canaliser les tendances égoïstes propres à
la nature humaine. Bien sur pour certains, sortant de l'enfance désemparés
de perdre leurs tuteurs, la religion pouvait jouer ce rôle: dicter leur
conduite, l'encadrer de barrières claires, mettre leur vie sur des rails,
afin qu'ils n'aient plus à réfléchir, plus à questionner leur
conscience. Mais lui, qui était il pour
juger autrui? Il
avait bêtement insisté, un intérêt particulier pour Lina le poussait
à la questionner: -Vous
n'avez jamais ressenti de honte? De culpabilité, pour quelque raison que
ce soit? C'était pour lui une
torture si courante de sa conscience, qu'il voulait essayer de comprendre! -Si...,
un jour, aux débuts hésitants de mon amour illégal, me cherchant
une circonstance atténuante, j'ai tenté de reconstituer une
histoire, à partir de lettres que je n'avais pas le droit de lire, violer
le secret de la correspondance privée est un délit. Je n'ai pas trouvé
l'absolution cherchée, mais j'ai été émue par les mots d'une autre
chantant son amour pour celui qui partageait légalement ma vie, émue par
l 'amour exprimé. -Vous
n'avez pas été jalouse? -Non,
j'ai été sincèrement peinée
de voir la correspondance s'arrêter, sans raison annoncée, au bout d'un
an. Mais
de cette lecture coupable, j'ai quand même tiré la conviction que
j'avais le droit de vivre ma liberté, non pas par vengeance, mais dans un
climat de liberté tacitement réciproque ,
à condition de n'écorcher personne, de respecter les équilibres
antérieurs, ma famille, les amis concernés, mon entourage. La
fois d'après , elle avait eu envie de revenir sur cette notion de honte,
et elle avait ajouté: -La
honte, j'ai attendue des années qu'elle atteigne celui auquel l'
Église me considérait lié, et qui n'a jamais eu honte, lui, de
me laisser seule en charge de tout, au quotidien, de se faire servir sans
jamais un regard sur la somme
de travail que j'effectuais, me laissant petit à petit devenir esclave,
fantôme... Des jours que j'ai passés à étouffer ma révolte en
tuant volontairement mon énergie, en a t' il eu honte? Je ne cherche pas
d' excuses, je ne tente pas d'expliquer mon comportement par le sien, non,
c'est juste ce que ce mot de « honte » m'a évoqué, après
notre entretien... Que pensez vous, sincèrement, d'un tel comportement
qui n'a pourtant transgressé aucune loi civile ni religieuse? Et
oui... à nouveau où était le bien, où était le mal? Comment sortir de
cette dichotomie, de cette vision bipartite du monde? Chacun vivait, comme
il pouvait, certains rencontraient sur leur chemin des amis pour
pousser leurs pas vers la liberté, d'autres restaient prisonnier
des préceptes moraux. Une
question le troublait, quelle morale resterait il si l' on
s'affranchissait de celle dictée de l'extérieur? L'être humain, seul
dans le secret de sa conscience serait il capable d'auto discipline
suffisante pour éviter de blesser la vie autour de lui? Chacun pouvait il
être son propre juge, alors que toutes les instances évitaient que
quiconque soit à la fois juge et acteur? En
relisant ses notes, il vit que Lina avait
un jour apporté un fragment de réponse à cette question et à celle de
la force qui pousse à se confier, à se dire: –
Ça n'a pas été simple, vous
savez, moi aussi j'ai eu une éducation morale rigide. J'ai hésité avant
de vivre mes sentiments en sincérité, j'ai cherché l'approbation de
quelques amies, pas beaucoup, une, deux personnes pour me soutenir, me
dire que mes choix étaient bien des choix de vie, respectueux. Si
quelqu'un pensait comme moi, cela validait ma pensée. Si je suis seule à
penser quelque chose, comment savoir si ce n'est pas pathologique, amoral,
anormal? Seule dans ma tête je peux faire les scénarios les plus fous,
rien ne m'en empêche et après... quels garde fous , justement? Sur ma
route j'ai trouvé des amies, qui m'ont dit « Vas, vis, aime,
accepte les élans de ton coeur, les soleils que t'offre la vie... ».
Encore fallait il que je me confie à elles, qu'elles sachent... L'influence
des rencontres... il se rappelait maintenant, ce soir, le regard fier de
son grand père, sortant de la messe , un dimanche matin, et s'écriant,
lors d'une discussion dont il n'avait pas suivi le début: -Mais!
Il n'y a qu'un seul Dieu, l'
Unique, le vrai, jamais je n'ai douté, à aucun moment de ma vie! Sa
sensibilité d'enfant rêveur en avait été marquée, lui, sans toutefois
douter de l' existence de Dieu, se surprenait parfois à penser que Dieu
pourrait être autre que ce qu'en disait
la religion. Cette conviction inébranlable de son grand-père lui
avait fait perdre confiance en lui, avait culpabilisé ses rêveries, il
s'était ensuite appliqué à obéir en tout aux instances supérieures:
ses parents, ses professeurs, en renonçant à penser par lui même, à
ressentir, à écouter ses émotions. Les
émotions, le corps, c'était bon pour les animaux, les humains avaient
une âme, qu'ils devaient tourner vers Dieu pour obéir , se soumettre :
« que Ta volonté soit faite », soumission absolue, contrôle
permanent de la morale sur la vie , avec de la volonté, de l'entraînement,
on y arrivait. Lina avait témoigné d'un fonctionnement totalement différent: -Une
rencontre, une vraie rencontre, l'éclosion d'une grande amitié, d'un
amour profond, puis, deux corps qui chantent, qui vibrent à l'unisson,
que voulez vous faire contre ça? Il
avait une réponse, mais il l'avait laissé parler. Que faire contre ça?
S 'occuper le corps et l'esprit, travailler, s'épuiser dans des
travaux durs, prier...« Ne nous soumets pas à la tentation »...
Avec de la volonté... on arrivait à bout de toutes les tentations.
Lina... De la volonté, il en avait eu besoin, pour ne pas prendre sa
main, pour ne pas poser sur son front un doux baiser, quand il la quittait
,à la fin des entretiens. Pour lutter contre ses sentiments, contre son
corps, il avait cette année là accepté une surcharge de travail,
restreignant jusqu'à son sommeil, pour n'avoir même plus le temps de rêver
d'elle. Lina
était la première femme pour laquelle son corps réagissait, ressentait
l' élan du désir, qu'il avait eu du mal à identifier au début,
tellement ces sensations lui étaient inconnues. Il se rappelait le jour où
son père lui avait parlé de sexualité, sa réaction de peur, de rejet,
l'idée immédiate que c'était quelque chose de sale, d'impur.
Il avait de suite eu envie de se réfugier dans l'échappatoire du
célibat, mais d'un célibat noble et encadré: devenir prêtre. Il avait
12 ans. Et
le voilà ce soir, seul, dans l' émotion intacte de l'évocation,
avec le besoin désespéré de parler à Lina, de lui dire, de se dire, de
lui confier ce qu'elle à remué en lui, de lui avouer son amour pour elle, son amour qu'il lui était impossible d'incarner.
Ce soir, son désespoir est d'être passé à coté d'une relation
authentique et sincère, d'être resté prisonnier de son rôle, de son
devoir, de n'avoir même pas dit, même pas partagé les mots de la
passion qui rayonnait en lui. Il regrette d'avoir au contraire tout fait
pour l'étouffer, la masquer, l'enterrer, et ce soir, c'est lui qui étouffe
dans sa vie. Il
revoit les obsèques, les proches de Lina réunis, l'impression d'en
savoir plus sur elle qu'eux. Il pense au
texte intense et énigmatique qu'il avait rédigé pour lui rendre
hommage, privilège de sa fonction, aboutissement normal de ce qui, pour
les autres passait pour son ultime confession. Dans l'assemblée, il avait
cru déceler, attentif aux émotions, chez un homme au chagrin profond,
une résonance affective proche de la sienne. Il était allé lui serrer
la main, il lui semblait qu'ils s'étaient compris dans l 'échange
d'un regard. *** -Si
je comprends bien, c'est ça ou vous vous défroquez?
Lui demande l' évêque,
lucide. Alors, allez y, allez prendre l'air dans un ermitage pendant
quelques mois, nous referons le point dans quelques temps... Lina...
Il irait à sa rencontre, au coeur du silence, au coeur du désert, au delà
de l'absence infinie... Il écrirait sa vie, en mots sur les pages d'un
cahier. Il écrirait cette histoire, et toutes les autres, celles des
proches qui traversent nos vies, celles qu'il avait rêvées sans oser les
vivre...
4 et 5 septembre 2004
Jim
le taiseux
Le plus difficile n'est pas de jouer le mouton parmi les moutons qui m'
Un an que Jim écrit sans relâche, pendant tous ses moments de liberté
Il travaille un peu pour le propriétaire des mûrs où il s'abrite, et
Cher Jim,N'ayant aucun moyen de te contacter , le journal refusant de
me
-8-
Nous
avons réussi! En conjuguant l'action militante et l'information par la
presse,
-9-
Je marchais assez vite, malgré mon panier de retour des courses, je vais pour "doubler" un homme. Il m'aborde: -bonjour. Je réponds, polie: -bonjour. Mais lui insiste: -On se connaît? Pas original comme entrée en matière, mais -oui, il me semble, peut être..., j'aurais dû nier, et tracer, mais sa tête me dit quelque chose, et je n'aime pas être impolie... Il marche difficilement, porte un sac de photographe, son âge: la cinquantaine, il me fait penser à un journaliste de la presse locale. Il me demande: -Et on aurait pu se voir où? -Je ne sais pas, vous gravitez où? Dans une manif peut-être? S'il y a bien un lieu où l'on voit plein de têtes sans vraiment connaître les gens, c'est bien là, et s' il dit non, qu'il ne met jamais les pieds dans une manif, j'en profite pour décrocher... -Ah oui, sûrement... - raté - ***
A la manif de
la semaine dernière, je l'avais remarquée : une jolie fille, comme je les
aime : saine, pas prétentieuse. Rien de tel qu'une cause commune pour
faire connaissance. _ Je milite, et vous ? _ Moi aussi, à ma manière.
Je soutiens
son regard. Je connais le pouvoir de mes yeux gris bleu, de mes tempes
grisonnantes.
Elle a pas encore remarqué mes mains, autant les montrer, et en parler le premier. Ne pas avoir l'air gêné.
*** Soudain, comme on s’excuserait, peut être un peu culpabilisé par mon militantisme effréné, il dit : - Je ne peux plus militer, à cause de ma maladie... ...Aïe, il parle de lui maintenant... Et comme pour illustrer ses propos, voilà qu' il parle avec ses mains. Ses mains! Déformées, ses doigts noués, torturés par la maladie... Je sors alors mon refrain favori: -chacun milite à sa façon, selon ses forces, «ami si tu tombes, un ami sort de l'ombre à ta place... », c'est l'ensemble qui fait la force... Pour ne pas le gêner, je ne regarde pas ses mains. Je fixe mon regard sur ses yeux, forts beaux ses yeux, et son visage, j'aime ses cheveux, ce mélange noir et gris. Il continue son exposé historico-politique, je n'ai pas sa culture, ni son passé, à peine si j'étais née à l'époque des faits qu'il expose, j'ai du mal à suivre, je hoche la tête poliment, pour montrer que j'écoute, mes yeux ne quittent pas les siens. J'écoute, mais mes pensées courent... Ses mains... ne pas pouvoir écrire, taper au clavier, tenir un objet, comment fait-il pour appuyer sur le déclencheur de son appareil photo? surtout ne pas lui demander... Je pense alors aux douces mains de mon aimé, à ses caresses que j'aime tant. Je prends conscience du bonheur d'avoir l'entière jouissance de nos mains, même si nous n’avons qu’elles pour exprimer tout notre amour. Même si parfois me manque cruellement ce plaisir d’accueillir en moi la virilité de l’homme aimé. Tandis que ce pauvre homme... lui ne pourrait pas caresser sans griffer, sans me faire mal avec ses doigts crochus, il ne pourrait que me regarder, puis plaquer ses paumes sur mes épaules, avant de me pénétrer sans douceur préalable. Oui, lui, ça il pourrait, il ne pourrait que ça… Que dit-il? J'ai perdu le fil, il a changé de ton, il pose une question... -et vous habitez là? -oui, par là... je reste vague... -où?... il insiste! Ça devient lourd, dangereux peut être, qu'est ce qu'il veut? -Pas loin, d'ailleurs faut que je rentre, au revoir... -au revoir... J'ai senti son regard, suspendu dans son au revoir, me suivre très longtemps. *** Dans sa ferveur militante, l’autre jour, elle m’a donné les dates des prochaines manifs, je me rends à l’une d’elles, l’y trouve derrière une banderole. J’attends la dispersion pour à nouveau l’aborder : _ Bonjour, vous me reconnaissez ? Avec son bon sourire de fille toute simple, elle me répond oui, bien sûr. Je vois qu'elle évite de regarder mes mains. Je suis habitué. Je lui dis que je suis photographe de la presse locale. Un pieux mensonge : le chômage, oui. Et j'enchaîne, au culot : _ J'aimerais faire l'interview d'une militante de base, comme vous, avec quelques photos si possible. Plusieurs canards attendent ça.
Une seconde
d'hésitation et puis avec candeur et peut être aussi un peu de fierté elle
accepte : *** Pourquoi j’ai accepté ? Est-ce vraiment seulement pour la cause ? Est-ce par pitié ? Pour ne pas rajouter la peine des difficultés professionnelles au malheur de sa maladie ? Par discrimination positive, pour ne pas avoir l’air de le rejeter ? Je sais bien que jamais je n’aurais accepté ce rendez vous s’il n’avait cette infirmité. Et puis, pourquoi n’ai-je rien dit de cette rencontre à Alain ? Moi qui d’habitude lui raconte tout, surtout si ça sort un peu de l’ordinaire. Cette rencontre, j’ai eu envie de la lui cacher, de la garder dans le secret de mon cœur. « Tu as le droit à ton jardin secret » me dit-il souvent. Mais c’est la première fois que je cultive un secret dans mon jardin. Cette histoire me préoccupe plus que nécessaire. Pour preuve ce besoin que j’ai eu en rentrant de l’écrire, pour garder une trace de l’instant, un instantané de l’émotion. Oui, je sais que j’irai à son rendez vous. D’abord parce qu’il est affreusement impoli de poser un lapin, ensuite… ***
Elle a accepté
de me revoir. Est-ce par pitié ? Pour ne pas me faire de peine. Ce serait
bien le genre de fille à avoir pitié d'un type comme moi. Un pauvre
malade. *** Je l’ai vu arriver à moins le quart. Il a commandé un café, s’est assis. Moi je suis le serveur du bar, je regarde les clients, et parfois je me marre. Quand il a essayé de tenir sa tasse et de touiller le sucre, je me suis pas marré. Pas du tout. Elle est arrivée pile à l’heure, il avait déjà vidée sa tasse. Elle a cherché partout d’un regard inquiet. Pas une habituée des bistrots, ça, je le remarque du premier coup. Mal à l’aise, comme à un premier rendez-vous. Elle l’a vu, est venue s’asseoir. Ils étaient à une table très proche du comptoir, j’aime bien quand je peux suivre les histoires, après je rêve, je brode, je me fais des films… -Merci d’être venue... vous buvez quoi ? -Un café, mais je le paye. C’était dit sur un ton d’une telle autorité que le gars, en face, il a pas insisté ! Après quelques minutes de blablas bien polis, ils ont parlé d’écologie, de manifs, de politique. Là j’avoue, j’ai pas tout suivi. Au boulot la télé est branchée sur les clips ou le foot, et à la maison… non, ça m’intéresse pas, du moment que j’ai mon confort, mon boulot, ma femme le soir quand je rentre, pourquoi je me fatiguerais à vouloir autre chose ? Et qui sait si ce serait vraiment mieux autrement, si on change tout pour du pire ? Dans le doute, je préfère en rester au connu.
Il ne prenait pas de notes, je sais d’ailleurs pas comment il aurait fait avec des doigts pareils ! Ils étaient tout tordus, blancs comme une tasse en porcelaine, avec les articulations bleues, une horreur. Non, il avait posé sur la table un mini enregistreur, à ses pieds il avait un sac photographique. Ils ont discuté un moment comme ça, enfin c’est surtout elle qui parlait. Je me suis planté, c’était pas un rendez vous galant, ni un adultère. Mais la fille ne doit pas être habituée à être interviewée, sinon pourquoi cet air gêné ? À cause des mains du gars peut être ? Ça s’est animé quand il a parlé de la prendre en photo. Là elle s’est faite prier, elle voulait pas, disait que ça n’ajouterait rien, que la cause n’aime pas les personnifications, qu’ils sont tous égaux, des fourmis, pas de culte de la personnalité… elle l’a saoulé dix minutes avec ça ! Je sais pas comment il l’a convaincue finalement, j’ai du aller servir des cocas à un groupe de lycéens, mais juste avant qu’ils partent il lui expliquait que, non, là dans le café ça n’allait pas, pour illustrer le texte il faudrait des photos dans un cadre plus bucolique, en plein air, avec des arbres, de la verdure… ils ont payé chacun leur consommation et sont partis. -Voilà, ici, c’est un coin sympa. Pas de ligne haute tension dans le cadre, pas de bruit de voitures… -Vous savez, sur une photo, c’est pas trop gênant ! -Ah oui, mais pour moi, pour l’ambiance, c’est important.
Au café, je
la mangeais des yeux mais elle n'avait pas l'air de s'en apercevoir.
Candeur ou ruse de femme ? Je l'ai fait parler, et j'ai parlé moi même sur
une foule de sujets susceptibles de l'intéresser. Je voulais lui faire
oublier mes mains que je gardais le plus souvent sous la table. Elle avait
l'air intimidée, à la fois gênée et ravie d'être interviewée par un
journaliste. _ Dans la nature, je connais un coin tranquille, ai-je répondu de mon air le plus assuré. Et nous voilà parti dans ma voiture. Je m'arrête en pleine forêt. Je pense : voilà une fille qui n'a pas froid aux yeux. Seule avec un presque inconnu dans ce coin désert. J'aime les femmes chez qui se trouve ce mélange de timidité apparente et de mépris du danger. Elle a l'air prête à beaucoup de choses en ignorant ou feignant d'ignorer que c'est insolite.
"Allez on y va", dis-je en préparant mon matériel. Je sens
qu'elle est épatée de la facilité avec laquelle je manipule mes
instruments malgré mes mains.
Au début je suis restée silencieuse, d’autant que n’ayant pas l’habitude de fumer, je faisais attention à ne pas m’étouffer, ni tousser. Je prends des risques, pensais-je, et ça me faisait sourire. Pendant la séance photo j’ai eu le temps de penser à Alain. Je me disais : Comment je vais lui dire ça ?
Mais là, assis tous les deux sur cette souche exiguë qui nous poussait à nous rapprocher, ce n’est plus à Alain que je pensais. Pour la première fois, j’ai osé poser un regard sur la main qui tenait sa cigarette. Il avait développé une extrême habilité de compensation. -Dire quoi ? -Hein ? -Comment allez vous dire quoi, à qui ? -j’ai parlé tout haut ? -il me semble, oui, ou alors j’entends tout bas… -je me demandais comment j’allais raconter notre rencontre à mon ami. -vous avez un ami ? -Oui. -mais vous n’êtes pas mariée ?
En disant cela il a effleuré de ses doigts difformes mon annulaire gauche. Un nouveau silence gêné s’est installé. Pour le rompre il s’est mis à me raconter sa vie, ses regrets, ses blessures, et se sont les femmes que l’on taxe de bavardes ! Plus il se confiait, plus il m' était émouvant, attachant, dans sa fragilité, mais aussi sa résignation. Sa sincérité atteignait quelque chose en moi, et me faisait « fondre ». Il m’a redonné la parole :
-Et vous… je sens en vous comme une blessure, un manque… n’êtes vous pas heureuse avec votre ami ? -Si, heureuse je le suis, mais peut être que j’attends trop de lui ? Lui aussi a une maladie, un handicap, comme vous, qui… qui laisse un manque dans notre relation. Mais pourquoi attendre d’une seule personne qu’elle comble tous nos besoins ? C’est illusoire, non ? Et c’est peut être faire peser sur lui trop d’attentes, trop d’espoirs ? Disant cela je me suis levée, pour rompre la trop grande intimité de cette discussion : -Bon, on les finit ces photos ? Mais le soleil s’était caché, et il menaçait de pleuvoir, nous avons décidé de rentrer en ville. Durant le trajet du retour je suis restée silencieuse, et lui aussi, chacun dans l’intimité de ses pensées. Je réfléchissais : J’aimerais savoir. C’est surtout un besoin de savoir, de me connaître. Et après tout, peut être découvrirais-je que je ne sacrifie rien à Alain, que je ne suis pas sensible à ce plaisir dont je me prive, et mon manque sera une fois pour toute apaisé. Aucun des hommes que j’ai connus avant ne m’a offert l’extase. Alain le peut avec la douceur de ses mains. Peut être ne puis-je recevoir le plaisir du sexe des hommes ? Une sorte d’infirmité moi aussi. Qui me mettrait à égalité avec Alain. Avec l’homme aux mains nouées aussi. L’envie de savoir est forte. Juste une fois… Peut on savoir en une fois ? Et pourquoi lui ? Parce que justement il ne peut rien d’autre, parce que justement il ne volerait rien à Alain… Et parce que visiblement il aime me regarder. Peu avant la ville il m’a dit : j’habite là, vous montez cinq minutes, regarder sur écran ce que ça donne ? C’est vrai, avec le numérique c’est instantané, et plus besoin de place, d’obscurité et de produit chimiques. Il m’a assise face à l’écran, dans la pénombre de son appartement et m’a demandé mon avis sur les photos. Je faisais semblant d’être attentive, mais j’étais très troublée, et n’étais dupe ni de son comportement, ni du mien. Jusqu’où peut-on feindre ? Maquiller désirs et fantasmes en politesse ? J’étais tellement absorbée que lorsque j’ai pris conscience de son geste faussement pratique, pour mieux voir lui aussi sur l’écran, ça devait faire un moment que son bras entourait mes épaules. Et mon silence était en lui-même un aveu, une acceptation. J’ai tourné mon visage vers lui, l’air interrogateur, il en a profité pour poser ses lèvres sur les miennes. J’avais pas pensé à ça, qu’il pouvait m’embrasser ! J’avais tellement focalisé sur ses mains ! J’ai fermé les yeux, tout en pensant que je n’aurais pas dû, mais toute à la douceur de me laisser porter par les événements, lâcher prise, totalement, pour une fois… pour une fois, ne pas être celle qui décide… et ne pas avoir de mots à prononcer…
*** Voilà, on a fini de jouer au chat et à la souris, tous les deux. Question : qui a été le chat et qui la souris ? Je me voyais bien sûr dans le rôle du prédateur mais maintenant je n’en suis plus si sûr. En réalité il n’y a eu ni vainqueur ni vaincu, seulement deux êtres blessés qui se sont unis pour dépasser leur manque à vivre. Cette fille est étonnante ! Il est 9 heures, elle vient de partir : il ne faut pas qu’Alain s’inquiète. Elle l’aime, c’est évident. Et je ne ferai rien pour la détourner de lui, ce serait trop moche et de toutes façons je n’y parviendrai pas. Mais il est non moins évident qu’elle a aimé ce qui s’est passé entre nous ce soir. Il y a longtemps que je n’avais pas connu un tel bonheur. Le bonheur de donner et celui de recevoir. Car elle s’est donnée à moi, sans réserve. Elle a été tellement femme dans ce don d’elle-même, de son corps, de sa tendresse à un handicapé comme moi. Et comme son Alain. Elle a su découvrir à quel point nous avions besoin d’elle, et comme nous savons mieux que les bien portants apprécier ce formidable cadeau de l’amour d’une femme.
Elle a vocation a donner du bonheur à ceux que la vie a voulu en priver. Comme elle s’est laissée admirer ! Cette façon qu’elle a eu de me regarder dans les yeux en posant ses mains sur les miennes, l’air de me dire : « ne t’inquiète pas, je te désire tel que tu es, en dépit et peut-être encore davantage à cause de ton handicap » Pour la première fois je l’ai acceptée sans révolte, cette fichue maladie. Cet instant où j’ai posé très délicatement le dos de ma main, seule partie intacte, sur sa peau… Elle a frémi d’émotion, et non de dégoût. *** Oui, cette fille est étonnante. Ce mélange d’audace et de pudeur. De réserve et d’abandon. Sa façon de dépasser les apparences, de voir les êtres pour ce qu’ils sont sans s’arrêter à leur physique. Son amour, sa fidélité (jusqu’à ce soir) pour cet homme, Alain, me touche. Et je veux croire qu’il ne perdra rien dans cette aventure. Peut-être avec naïveté, je le vois comme un frère et que nous ne serons pas jaloux l’un de l’autre. Car elle m’a prévenu qu’elle lui dirait tout. *** On a beau penser, prévoir, quant on est face à l’événement tout peut soudain être différent. Non, finalement, je ne dirai rien à Alain. J’ai trop peur de le perdre, mais bien plus encore de lui faire mal. C’est une question dont on aurait dû débattre avant, avant que la question se pose vraiment, à froid, maintenant c’est trop tard, je ne peux plus que vivre, sans expliquer, sans même me justifier. *** Le plaisir qu’elle a pris en dépit de mes mains, ces mains qui font tellement peur aux autres femmes. Après, elle m’a avoué, ce qui m’a bouleversé, qu’aucun homme n’était parvenu à lui procurer une volupté complète, à part Alain avec ses mains seules. Elle m’a dit être une infirme elle aussi, sa peur du sexe des hommes. Et c’est moi, l’homme sans mains, qui l’a délivrée. Comme la vie est étrange ! *** Je lui ai dit, mais m’a-t-il entendu ? Je lui ai dit, après l’explosion de nos plaisirs partagés, que c’était la première fois. La première fois que j’avais du plaisir comme ça. Il faisait semblant d’être assoupi, restait les yeux fermés sur la magie de l’instant, ça m’a aidée à dire. Je lui ai dit ne t’inquiète de rien, c’était très bien, et justement parce qu’apparemment sans douceur, comme un viol. Oui, le viol de ma morale, trompée elle m’a crue sans désir, donc sans culpabilité elle m’a laissée accéder au plaisir. Qu’a t’il entendu de mes murmures ? Je ne sais pas, mais moi je devais dire. ***
Voilà, elle est partie comblée et me laissant comblé. Je ne cesse de penser à elle. Je ne dormirai pas cette nuit. Et elle, que pense-t-elle en ce moment ? Je n’ai pas osé lui demander si je la reverrai. Reviendra-t-elle ? Je le désire de tout mon être pour vivre à nouveau cette plénitude de sa présence, mais si elle devait ne pas revenir je ne lui en voudrai pas, je conserverai précieusement ces instants de bonheur. Elle a guéri l’image de mes mains dans ma tête. Je sais maintenant que je suis encore « aimable », au sens fort du terme.
BernardO et Claire
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