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Le refuge 

Le feu d'artifice

Confessions

Jim le taiseux

L' éveilleur de mémoire

Le photographe

 

 

 

Le refuge

 

 

La décision fut prise très vite...« On part, on passe de l'autre côté » , dit-il le soir même de l'annonce  de la partition du pays.

« Faut réfléchir, y penser, préparer... » osais-je timidement.

« Non, faut partir, tout de suite, je ne peux pas rester là. »

L'obstacle majeur était la montagne. Deux jours de marche au moins, nous séparaient de la frontière. Mon compagnon étala une carte sur la table:

« Là, à mi chemin, regarde, un refuge. Il suffit de s'y cacher le jour et on finit le trajet la seconde nuit. On va aller s'installer quelques temps dans ce village là, au pied de la montagne. » De son doigt il pointait les lieux.

« Mais... et la petite? »

Je compris à son silence qu'il n'y avait pas pensé. Fuir la nuit par la montagne, se cacher le jour, c'était risqué,mais possible, d'autres avant nous l'avaient fait, mais avec un bébé de quatre mois, ça me semblait irréalisable.

« On la laisse ici, on peut la faire adopter, à son âge, elle s'adaptera à n'importe qu'elle ethnie, tandis que nous... notre culture est trop visible, on la porte en nous, sur nous, même si on le voulait , on ne pourrait pas s'assimiler, on doit partir. »

« Sans elle? » mon regard de panique vers le berceau.

« Sans elle »  son regard, triste, attendri, mais résigné, déjà un regard d'adieu.

 

J'ai passé la nuit suivante à pleurer, à hurler intérieurement, tétanisée. Une seule pensée, en boucle, sans issue: je ne pouvais pas abandonner mon enfant, c'était au dessus de mes forces physiques, jamais je n'aurais pu avancer, un pas après l'autre, chacun m'éloignant de mon bébé.

Chaque nuit, à trois heures, la symbiose était si forte que la montée de lait avait lieu avant son réveil, quelques minutes plus tard elle m'appelait en pleurant pour la tétée. Cette nuit là, elle a refusé le sein, a détourné la tête. Mon bébé me rejetait parce qu'on avait parlé de partir sans lui.

Au matin, déterminée à ne pas céder, je dis à mon compagnon que je n'acceptais que deux solutions: partir tous ensemble, ou rester. De la violente dispute qui s'ensuivit, sortit une troisième possibilité: il pouvait partir seul, s'il le souhaitait, mais jamais je ne consentirai à laisser notre enfant derrière nous.

 

Nous nous sommes donc installés tous les trois dans le village, au pied de la montagne. Nous y étions  depuis à peine un mois, mais il était pressé par la peur. Le départ fut décidé pour la semaine suivante, une nuit sans lune. Nous avons préparé deux sacs à dos, et j'ai bricolé une sorte de sac ventral pour porter le bébé.

 

Nous sommes partis dès la tombée de la nuit. Marche lente dans le froid nocturne, alourdie par les sacs, les mouvements entravés par l'enfant, j'avançais très lentement, nous progressions moins vite que prévu. Passer un petit pont de planches disjointes sur le torrent, mal réparé depuis la dernière crue, le vertige, la peur, mais aussi l'attirance, la fascination et la conscience du choix: si je sautais , là, avec mon enfant, pour fuir cette guerre d'une autre façon, définitive?

 

Encore des heures de marche, puis nous avons commencé à nous inquiéter. Pas de trace du refuge. Avions nous marché trop lentement, étions nous perdus?  Il ne restait que quelques heures avant le levé du soleil, le jour risquait de nous surprendre à découvert, lorsque  l'enfant se mit à hurler, inconsolable.

« Donne lui a téter, qu'elle se taise » dit mon compagnon.

« Elle est sevrée, et elle a déjà bu tout le  lait que j'ai pu trouver à  emmener »

« Sevrée? Quelle idée , c'était bien le moment! Quelle se taise! »

L'exigence de silence évita la dispute. L'enfant calmée , nous nous sommes assis sur le bord du chemin, dissimulés dans les buissons.

« Et maintenant, qu'est ce qu'on fait? » ai-je demandé

« On redescend, la descente est plus rapide, en partant tout de suite on peut arriver avant le jour, faut pas qu'on nous trouve dans cette partie de la montagne avec  des sacs de voyageurs. »

 

Nous sommes redescendu. Épreuve pour les pieds, qui cognent à la chaussure à chaque pas, pour les jambes qui freinent le mouvement. Un passage escarpé, pris lentement à l'aller, mouvements brusques , précipités de la fuite, la tête de l'enfant  qui passe à deux doigts d'un rocher saillant. Repasser le pont branlant, plus de temps pour la peur, un danger plus grand nous menace: le soleil se lève.

Arrivés , peu après le jour, juste surpris par quelques paysans très matinaux, étonnés de nous voir passer, mais discrets, ils n'ont rien dit, rien demandé.

Je me suis couchée, mon compagnon est allé prendre la place de journalier où il s'était engagé  pour donner le change. Le soir, à son retour, après une nuit d'angoisse passée à marcher, et une journée de travail pendant laquelle il avait pu ruminer nos déboires, il laissa libre court à sa colère. Il pouvait crier sans  risque, presque personne ne comprenait notre langue dans ce village, et quoi de plus courant, anodin, qu'une dispute conjugale?

C'était de ma faute, celle de l'enfant , disait-il. J'ai tenté de me défendre , d'argumenter:

« Elle date de quand ta carte? Si ça se trouve, le refuge n'est plus qu'une ruine, un tas de pierres parmi les rochers, c'est pour ça, qu'on n'a pas trouvé. Tu t'es renseigné auprès des habitants, pour savoir s'il y a toujours un refuge là haut? »

« T'es folle, si tu veux crier partout notre intention de fuir, c'est tout à fait la question à poser! »

Il n'avait pas tort.

 

Les nuits qui suivirent, il pleuvait. Puis vint la pleine lune, puis, la peur de se lancer à nouveau, et, peu de temps après , le mur fut bâtit. Il nous isolait dans  une zone où notre ethnie  était très minoritaire. Le village était pluri-ethnique, tous y vivaient en bonne entente, dans le respect des croyances et coutumes de chacun. C'est ce village qui devint notre refuge. Il nous a préservé jusqu'à maintenant des massacres qui eurent lieu dans la ville que nous avions quittée.

 

Pour l'instant, tout va bien, l'enfant a grandi, mon compagnon est resté ouvrier agricole, je me suis insérée au groupe des femmes du village: cuisine, tissage, lessives, bavardages, solidarité, fraternité féminine...

 

Mais la menace se rapproche, tous les jours les échos de combats fratricides nous parviennent. Combien de temps serons nous encore épargnés? Combien de temps avant que je me retrouve face à ma responsabilité? Ai-je fait le bon choix? Je cherche la réponse dans les yeux de mon enfant. Pour elle, pour ne pas la quitter, nous sommes restés, mais que me diront ses yeux si l'horreur nous rejoint?

 

 

21 Janvier 2000

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Le feu d'artifice

 

« Silence!Regardez! Là! ... » 

Sur le carrelage blanc, trois grosses gouttes de sang... Malik retient Myriam, pour qu'elle ne voit pas. De ce même geste du bras qui lui barre la route lorsqu'elle s'approche trop du trottoir. Myriam comprend le geste, il signifie « danger ». D'habitude c'est danger de se faire écraser par les voitures, là, elle n'identifie pas le danger, mais elle le perçoit. Immédiatement la peur naît dans son ventre. Et c'est trop tard, elle a vu. Elle a vu les trois grosses tâches de sang sur les larges carreaux blancs de la cuisine, le contraste de leur couleur sombre, de leur forme étoilée, des soleils rouges. Elle ne comprend pas bien, le sang c'est ce qui apparaît  sur ses bras écorchés, ses genoux , lorsqu'elle tombe ou  s'égratigne au roncier. Est-ce le carrelage qui saigne? Elle ne comprend pas , mais elle perçoit la répulsion de son père, son mouvement de peur. Elle emmagasine les émotions. Tout se mêle, les couleurs, les gestes, les paroles, le bruit des détonations, l'odeur de la poudre.

Quatorze juillet, Malik a invité des amis à boire un verre après le feu d'artifice, et c'est en rentrant qu'ils trouvent le carrelage ensanglanté. Les trois amis sont restés en arrière. Malik commence à s'affoler, il cherche Béatrice , restée seule car elle n'aime pas les feux d'artifices. Dans toutes les pièces , il l'appelle. -Je suis là, dans la chambre! Tous se précipitent et la trouvent , assise sur son lit, le nez dans un mouchoir sanglant. Myriam a suivi, Myriam voit Alain, un des amis, rejoindre sa mère, poser tendrement sa main sur son épaule. Myriam voit leurs regards, la tendresse dans le regard de sa mère, tendresse qu'elle n'y voit pas lorsque celle-ci regarde son père. Myriam voit sans comprendre, elle absorbe l'émotion  qui passe entre Alain et sa mère, sans comprendre.

 Qu'as tu emporté de cette scène, Myriam, lorsque douze ans plus tard, quelques mois avant ta majorité, ton père, Malik, t'a envoyé dans ce pays de tes origines, mais où tu n'es pas née, dont tu parles très peu la langue, pour te marier à un inconnu de quarante cinq ans?  Tu m'as envoyé une lettre, une seule fois, tu y parlais du lycée, puisqu'ils t'avaient promis de te laisser finir tes études. Mais tu avais été orientée en première scientifique, alors que tu étais nulle en maths, parce que c'étaient les seuls cours dispensés en français.

 Alain laisse à Malik le soin de consoler, réconforter et questionner Béatrice. -Qu'est il arrivé? -J'ai eu peur, j'ai paniqué, j'ai beau savoir que je ne risque rien, mais... j'étais sur la terrasse, aux premiers pétards je suis rentrée en courant, je me suis pris les pieds dans la marche, je suis tombée, je crois bien que j'ai le nez cassé!  Malik est agacé par les peurs, les angoisses récurrentes, incontrôlables de Béatrice, mais ce soir, devant ses amis, il essaye de cacher son agacement et d'être un peu tendre avec elle. Il essaye, mais il a du mal.

Tous descendent au salon, boire le verre promis par Malik. Alain, prévenant, demande à Béatrice ce qui a pu déclencher une telle panique. Béatrice raconte, sous le regard désaprobateur de Malik, mais soutenue par la chaleur attentive de celui d'Alain. Elle raconte. Et raconter lui fait du bien, l'angoisse semble se diluer dans le flot des mots. Elle dit son enfance de témoin auditif de la guerre. De cette guerre dont elle n'a rien vu mais tout entendu, et ces sons sans images, sans explications, provoquent encore en elle ces réactions de panique. Elle dit, elle s'apaise...  Myriam écoutait, et Myriam s'est endormie dans les bras d'Alain où elle avait trouvé refuge, puisant dans leur chaleur, réconfort à la peur qu'elle vient de vivre, à la peur dont elle vient d'entendre le récit. -Donne, je vais la mettre dans son lit, dit Béatrice en tendant les bras pour récupérer sa fille. -Attends, je vais t'aider, elle est lourde, montre moi où est son lit, je vais l'y porter. Alain pose Myriam dans son lit, puis il regarde Béatrice, en  silence. Ils restent ainsi, quelques secondes d'éternité volées au temps. Un sourire, rendu, Alain ose une timide caresse sur la joue de Béatrice, qui souri à nouveau. Puis ils quittent la pénombre réconfortante de la chambre d'enfant, et rejoignent le salon où tous discutent, boivent.

Tu dors calmement dans ton lit d' enfant Myriam. Tu dors alors que tu viens de vivre un tournant de ta vie. En voudras tu à ta mère quand elle partira vivre ailleurs la douceur dont elle avait besoin? En voudras tu à ta mère de n'avoir pas pu empêcher ton destin de basculer?

Béatrice et Alain vont se revoir, au début par hasard, puis ils vont comprendre, petit à petit, que quelque chose vibre en eux lorsqu'ils se rencontrent. Béatrice parle avec Alain, elle met en mots son désespoir, son image d' Epinal déçue. Elle raconte son rêve de couple mixte qui s'est brisé, pense t' elle sur le poids des traditions, elle accuse les hommes, la culture, la religion. Elle raconte sa tentative d'épouser, en même temps que Malik, la culture de ce pays où elle est née, mais dont elle a dû quitter le sol, toute jeune,  après les premiers coups de feu, ceux dont elle ne garde en mémoire que le son.  Alain l'écoute, il réagit peu, mais se montre attentif, compréhensif, il écoute et soutien Béatrice par sa douceur, par son attitude apaisante. De leurs rencontres, elle sort fortifiée, grandie d'une force intérieure qui l'aide à supporter la pesanteur de l'ambiance familiale , grandie  d'une force qui l'aide à vivre, à réfléchir.

Puis, au fil du temps, ils se retrouvent le plus souvent possible, leur relation mûri, d'une grande amitié, ils font naître un amour. Lors de leurs rencontres, ils font provisions de gestes tendres, de douceur, de baisers passionnés. Béatrice continue sa réflexion, elle prend du recul, elle comprend, qu'au lieu d'accuser la culture et la religion de son mari, c'est peut être d'un conflit de caractères qu'il s'agit, avant tout. Mais elle ne souhaite pas quitter son mari, bouleverser toute leur vie, et puis, surtout... il y a Myriam, si petite encore... Alors sa relation à Alain  reste secrète.

C'est Malik qui  force la rupture, lorsqu'il  surprend sa femme avec Alain. Il ne peut excuser, pardonner, encore moins comprendre ni accepter, alors il demande, comme il en a le droit, le divorce pour faute, et l'obtient. Au tribunal, Béatrice avoue sa faute, mais revendique le droit d'aimer. Elle, si timide, se lance dans une plaidoirie sur la liberté de vivre ses sentiments, elle argumente qu'ils n'ont fait de mal à personne, qu'ils n'ont rien volé à personne et qu'elle a continué à assurer son rôle maternel, familial.

Pourtant, Malik manoeuvre pour obtenir la garde de Myriam.  Les faibles ressources de Béatrice sont  mises en balance avec la « bonne situation » de Malik, et  l'aide « maternante » qu'il  peut obtenir de la part de ses soeurs, de sa mère, pour s'occuper de Myriam.  Myriam qui ne comprend  pas pourquoi du jour au lendemain on la sépare de sa mère, ni pourquoi on  traite soudain sa maman comme une criminelle.

Pourras tu excuser ta mère , Myriam? Rejetée par toute une communauté, accusée de tous les maux, elle préférera, avec le temps, espacer ses visites. Elle te croyait heureuse, entourée de tes tantes, tes cousines, puis  avec ta belle-mère, lorsque Malik s'est remarié.

Je te  rencontre au lycée, Myriam. Avec la prof de français, le documentaliste et quelques autres jeunes, on met en place un club interculturel qui se réunit le midi, après la cantine. L'objectif est de faire partager les cultures des uns et des autres. On prépare une exposition, on se documente, mais surtout on échange, on parle, on s'ouvre aux différences. Rapidement notre amitié se noue. Pendant le ramadan, je sèche la cantine en même temps que toi, il ne faut pas que les autres te voient, et on se cache pour manger nos sandwichs au soleil, derrière les bâtiments. C'est là que tu me racontes: ta belle mère qui te fait faire le ménage le soir, les devoirs à la bougie, en cachette, très tard. Tu me racontes et moi j'ai honte de mon impuissance.

 

J'ai honte,

honte de ma vie quand tu me dis la tienne,

honte de ma chance, quand tu cries ton malheur,

honte de ma joie, quand tu te noies dans tes pleurs

honte de ma santé, quand tu caches ta souffrance.

J'ai honte,

honte pour tous les jours que tu passes à travailler

honte pour toutes les nuits occupées à étudier

honte de ton malheur sur lequel tu n'oses même plus pleurer,

honte de mon bonheur, que je voudrai partager.

 

Et lorsque que tu seras informée du « projet », c'est à moi que tu le diras: ton père veut te  marier, c'est arrangé depuis des années dit il, tu n'as pas le choix. Si! Il y a le choix! Mais ça implique départ, rupture. On prend rendez-vous avec l'assistante sociale du lycée, on parle, on réfléchi, on élabore des stratégies, on cherche des solutions.

Finalement, tu quittes ta maison un matin, comme tous les autres matins, et  tu viens au lycée, sans rien, juste avec ton cartable.  L'assistante sociale t' a trouvé une place en foyer d'accueil d'urgence, et  ce soir tu ne rentreras pas chez toi. On s'organise pour te fournir des vêtements, on se relaye pour te copier les cours, car pendant ce temps, ils continuent. Les autres élèves ont d'autres préoccupations, moins graves, les profs font des contrôles, exigent que les leçons soient sues, les devoirs faits...

 

Projet éclaté

résolution différée

départ forcé

Interrogation écrite!

Nouvelle douloureuse

parole désastreuse

confidence silencieuse

Sortez vos livres!

Lettres secrètes

souffrances muettes

conversations discrètes.

Écoutez le cours!

Distraits, rêveurs

l'esprit ailleurs

pleurs intérieurs

Un peu de concentration!

Difficile partage de notre vie,

entre cours et amis,

entre cahiers et échanges profonds,

entre banale régularité des cours

et l' imprévu  des rencontres.

 

On n'a pas l'adresse de ton foyer, ton père fait pression sur l'assistante sociale pour la savoir, il veut  récupérer sa fille, il promet.  On ne peut pas te joindre, mais l'assistante sociale nous donne des nouvelles, nous dit que tu vas bien, qu'elle te donne les cours qu'on te photocopie. Je ne peux pas   te voir, mais je pense à toi... je pense à toi et ma pensée s' élargie, s'internationalise...

 

Je pense à toi,

Toi qui meurs en Ethiopie,

et toi qui pleures à deux pas du lycée,

toi qui vis dans une dictature,

et toi que ta famille empêche de vivre,

toi qui est coincée sous des décombres,

et toi qui cries de ne pouvoir t'évader.

Je pense à toi,

je pense à toi quand les lumières s'éteignent

toi pour qui cela ne change rien,

je pense à toi à la cantine,

toi qui jamais ne manges à ta faim,

je pense à toi quand je discute avec ma mère,

toi qui as perdu la tienne,

je pense à toi quand je rêve de paix,

toi qui a tout laissé dans la guerre.

 

Je pense à toi,

toi qui te moques bien de ce que je peux penser,

toi qui préférerais un coup de main concret,

toi qui me rappelle à l'ordre quand je laisse tout tomber,

toi qui hante ma vie de tes cris muets.

 

Et moi,

j' aimerai bien ne pas faire que penser,

j'aimerai bien pouvoir crier ma révolte,

moi qui très maladroitement cherche à t'aider,

mais qui désarmée, ne peux plus que t'aimer.

 

A force de recherches, ton père a trouvé le foyer, il est venu pleurer devant la porte, faire un scandale à la direction, et tu as craqué. As tu craqué devant ses larmes? Face à ses promesses, à ses mots d'amour? As tu pensé que finalement, c'était ta destinée, que tu saurais t' accommoder de la vie qu'on t'imposait?Ou as tu voulu fuir ce foyer inhospitalier où fugueuses et délinquantes se mêlaient aux jeunes filles en danger, et où tu  souffrais de la violence de l'ambiance, de la confrontation?

Tu as craqué, tu es rentré chez toi, avec la promesse de finir tes études au lycée, de ne plus parler  de mariage avant le Bac...

On est parti en vacances de Toussaint, je me rappelle avoir été frappée par la coïncidence entre l' atmosphère  et les événements, véritable temps de déceptions, de deuil.

Le pire attendait la rentrée. L'assistante sociale m'a fait convoquer dans son bureau, sur le temps d'un cours, ça devait être important! Elle m'a dit: Myriam est partie, son père l'a envoyée  là bas pendant les vacances, elle va aller au lycée, elle est d'accord.

Ta belle-mère avait promis d'intervenir en ta faveur, d'empêcher le départ:

 

Elle n'avait pas le droit

de jouer avec ton espoir

Elle n'avait pas le droit

de nous donner de fausses joies

Elle n'avait pas le droit

de te  faire miroiter l'avenir

et de soudain tout détruire

Elle n'avait pas le droit

de nous laisser trembler

pendant des jours entiers,

sur des projets qu'elle n'a pas réalisés,

elle n'avait pas le droit de nous laisser rêver

à un avenir qu'elle n'a pas laissé naître

elle n'avait pas le droit de nous mentir ainsi,

surtout quand de la vérité dépendait l'avenir de toute ta vie.

 

Presque vingt ans ont passés. J'ai rencontré  Béatrice. Je l'ai écoutée me conter  son histoire,   son passé, ses blessures nées d'émotions sans mots.  Lors du feu d'artifice, au son des détonations, dans l'odeur de la poudre,  j'ai pensé à elle...  J'ai pensé à ces peuples qui fêtent ainsi, dans l'évocation symbolique, le souvenir de leur libération.

 Comment en suis-je arrivée à penser à toi Myriam?  Toi partie si jeune vivre un destin dont tu n'avais rien choisi... Pourquoi ai je voulu t'inventer une mère, lui trouver des excuses?

Pourquoi avoir voulu lier ton destin à celui de Béatrice?

Parce que sur le carrelage froid et blanc de Béatrice, dans le bruit des coups de feu, c'est ton sang que j'ai vu, Myriam, toi qui es partie dans ce pays où règne à nouveau la terreur des armes.

 

 Y es tu toujours en vie ?

 

  

Octobre 1985 et  Juillet 2004    

 

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Confessions

 

Pourquoi ce besoin de dire, de se dire, d'extirper les mots et d'en accabler ou d'en faire profiter les autres? Pourquoi les pensées ne suffisent elles pas? Pourquoi écrire n'est il qu'un exutoire sans écho, comparé au partage affectueux d'un dialogue sincère?

En sortant de cet éprouvant entretien avec son supérieur, le jeune prêtre s'interrogeait. Il ressentait en cet instant le besoin urgent, impérieux, de se confier à quelqu'un de chaleureux, à quelqu'un qui l'écouterait sans le juger, ainsi qu'il l'avait fait, tout au long de sa propre « carrière », pour les autres.

Pendant des années il avait rendu visite aux malades en fin de vie. C'était l' une de ses attributions, mais c'était celle qui avait changé le cours de sa vie, et qui le menait, ce soir, à prendre la dure décision de revenir sur ce qu'il avait toujours pris pour une irrévocable vocation.

Il avait commencé par douter de l' efficacité de la prière. Ça lui était tombé dessus, un matin. Il avait soudain pensé que Dieu resterait à jamais inaccessible à toute demande humaine. Il avait vu trop de morts, dans cet hôpital pour cancéreux, trop de morts pour lesquels il avait ardemment et sincèrement prié. À  quoi servait il de verbaliser sans cesse des espoirs muets, dans le secret de son coeur? Il avait alors décidé  d'agir, d' abandonner les comateux aux volontés divines, pour ne plus rendre visite qu'à ceux qui parlaient encore. Pour eux,  il était écoute. Il savait qu'il les soulageait en recevant leurs mots, leurs cris, leurs espoirs, et éventuellement, tradition de sa fonction, leurs confessions.

Puis, il y avait eu cette rencontre avec une étrange malade, Lina, qui, contrairement à la plupart des non-croyant, n'avait pas rejeté ses visites, mais en avait elle-même posé les conditions. Je n'ai rien à confesser, lui avait elle dit d'emblée, car si j'ai fait des actes répréhensibles, si j'ai transgressé des lois, cela ne regarde que la justice. Mais elle avait exprimé le vif désir d'avoir quand même des entretiens avec lui, pour profiter d'une oreille neutre, non concernée, et liée par le secret.

Il l'avait écouté raconter, comme il écoutait tous les autres malades, se sentant dépositaire de leur histoire, de leur mémoire. Chaque vie est un roman, pensait il, chaque vie une histoire qui s'éteint avec la mort. À moins... à moins qu'elle n'ait été dite, confiée, communiquée. Il recevait la vie des autres, et parfois, le soir, riche de toutes ces histoires, nourrit de tous ces mots offerts, il se sentait comme un livre, un vivant recueil de tranches de vie. C'est alors qu'il prenait son crayon, et transcrivait ce qui restait en lui des histoires entendues dans la journée, passées aux filtres de sa mémoire et de son affectivité. Il se sentait responsable des mots reçus, investi d'un devoir de mémoire, de restitution, sans pour autant savoir  que faire des textes qu'il avait écrits.

Ce soir, de retour de l'évêché, il avait envie de relire ce qu'il avait transcrit de l'histoire de Lina. Une  histoire banale, comme tant d'autre, mais qui l'avait fait réfléchir plus et plus loin qu'il ne l'aurait voulu. Une réflexion qui avait suivi son attachement à Lina, son émotion à recueillir ses mots en silence, en intervenant le moins possible.

C'est au fil du temps qu' il avait appris à réagir le moins possible, laissant toute liberté de paroles aux malades, parce qu'il avait compris qu'en réagissant, il déviait le cours de leurs pensées, de leur récit, et que la parole non dite à cet instant là, ne resurgirait jamais identique,  pour toujours marquée du sceau de son intervention, de son opinion. Pourtant, il restait des domaines , des moments de moindre attention peut être, où il osait une question, une réaction , souvent dictée par sa fonction, et non par son être profond.

 Avec Lina, chaque fois qu'il avait laissé échapper une réaction, elle avait, par ses réponses, durement entamées les convictions de cette morale qu'il avait reçue par éducation. Ses confidences l'avait fait réfléchir, au delà des bornes fixées par la tradition, évoluer au delà des cadres permis, jusqu'à remettre en cause sa vocation. Cela avait commencé le jour où  elle lui avait confié ce qu'elle appelait sa plus belle histoire. Elle avait envie de la lui raconter pour en savourer l'évocation. Elle lui avait alors parlé de ses amours adultères, sans avoir l'air d'éprouver le moindre remords. Il était habitué à ce genre de récit, mais le plus souvent en confession. La plupart attendaient de lui un apaisement à bon compte, ils se cherchaient une absolution bon marché pour pouvoir partir en paix. Pourquoi la leur aurait il refusée? Au nom de quoi, de qui, aurait il osé troubler les derniers jours d'un mourant? Il savait que c'était trop facile, qu' ainsi il validait un système qu'il trouvait immoral, où il suffisait de se confesser pour être absout de n'importe quoi, au prix de la promesse de ne pas recommencer (ces malades là ne couraient pas le risque de ne pas  tenir leur promesse), et de quelques marmonnements punitifs. Il était conscient, mais si se dire leur apportait l'apaisement, pourquoi pas? 

En entendant son récit, ce jour là, il ne put s'empêcher de l'apostropher, pour lui, la fidélité conjugale était une valeur importante, et ce qui le choquait , ce n'était pas tant les faits que son apparente absence de culpabilité:

 –   mais! Vous n'avez pas eu honte?

 –   Et honte de quoi, je vous prie? Honte d'aimer? Honte de donner de la douceur, du bonheur? De s'oublier pour l'autre, de s'abandonner au bonheur partagé? Non. Quelle est donc cette morale qui condamne l'amour quand la religion dont elle se veut l' application concrète ne cesse de le prôner? Je ne vois que du beau, de la sincérité. Et si un Dieu existe, s'il est un Dieu d'amour, que peut il y voir d'autre? À qui a t' on fait du mal? Qui a été lésé par cette force de vie qui naît du respect des élans d'amours partagés? Dites moi...

Où est le bien? Où est le mal? Avait il pensé  ce soir là, en essayant de transcrire le raisonnement de Lina. Y avait il autant de façons de vivre que d'êtres humains? Chacun avait il la lourde tâche d'inventer sa vie à partir de données de bases non choisies? Comment alors, lui, individu, avait il le droit de décider de ce qui était bien ou pas? Comment un tel pouvoir pouvait il être délégué à un individu, aussi savant fut il des textes religieux dans lesquels il était censé puiser la loi? Pouvait il accepter de considérer belle une histoire qui transgressait les lois de l'  Église ? Son coeur d'homme avait été ému, mais sa conscience « professionnelle » choquée.  Il avait été  ébranlé dans ses convictions, il avait commencé à douter de la légitimité d'une morale crée, instituée par les hommes, et variable d'une époque à l'autre, d'un pays à l'autre. Le fait que le même acte puisse être délictueux dans une société, et anodin, ou même vertueux dans une autre, ou à une autre époque, prouvait le caractère artificiel, faillible des lois humaines. Bien sur, il fallait des gardes fous, des règles de vie communautaires, de respect d'autrui, pour canaliser les tendances égoïstes propres à  la nature humaine. Bien sur pour certains, sortant de l'enfance désemparés de perdre leurs tuteurs, la religion pouvait jouer ce rôle: dicter leur conduite, l'encadrer de barrières claires, mettre leur vie sur des rails, afin qu'ils n'aient plus à réfléchir, plus à questionner leur conscience. Mais lui, qui était il pour  juger autrui?

Il avait bêtement insisté, un intérêt particulier pour Lina le poussait à la questionner:

-Vous n'avez jamais ressenti de honte? De culpabilité, pour quelque raison que ce soit? C'était pour lui une torture si courante de sa conscience, qu'il voulait essayer de comprendre!

-Si..., un jour, aux débuts hésitants de mon amour illégal, me cherchant  une circonstance atténuante, j'ai tenté de reconstituer une histoire, à partir de lettres que je n'avais pas le droit de lire, violer le secret de la correspondance privée est un délit. Je n'ai pas trouvé l'absolution cherchée, mais j'ai été émue par les mots d'une autre chantant son amour pour celui qui partageait légalement ma vie, émue par l 'amour exprimé.

-Vous n'avez pas été jalouse?

-Non, j'ai  été sincèrement peinée de voir la correspondance s'arrêter, sans raison annoncée, au bout d'un an.

Mais de cette lecture coupable, j'ai quand même tiré la conviction que j'avais le droit de vivre ma liberté, non pas par vengeance, mais dans un climat de liberté tacitement réciproque ,  à condition de n'écorcher personne, de respecter les équilibres antérieurs, ma famille, les amis concernés, mon entourage.

La fois d'après , elle avait eu envie de revenir sur cette notion de honte, et elle avait ajouté:

-La honte, j'ai attendue des années qu'elle atteigne celui auquel l'  Église me considérait lié, et qui n'a jamais eu honte, lui, de me laisser seule en charge de tout, au quotidien, de se faire servir sans jamais un regard  sur la somme de travail que j'effectuais, me laissant petit à petit devenir esclave,  fantôme... Des jours que j'ai passés à étouffer ma révolte en tuant volontairement mon énergie, en a t' il eu honte? Je ne cherche pas d' excuses, je ne tente pas d'expliquer mon comportement par le sien, non, c'est juste ce que ce mot de « honte » m'a évoqué, après notre entretien... Que pensez vous, sincèrement, d'un tel comportement qui n'a pourtant transgressé aucune loi civile ni religieuse?

Et oui... à nouveau où était le bien, où était le mal? Comment sortir de cette dichotomie, de cette vision bipartite du monde? Chacun vivait, comme il pouvait, certains rencontraient sur leur chemin des amis pour  pousser leurs pas vers la liberté, d'autres restaient prisonnier des préceptes moraux.  Une question le troublait, quelle morale resterait il si l' on s'affranchissait de celle dictée de l'extérieur? L'être humain, seul dans le secret de sa conscience serait il capable d'auto discipline suffisante pour éviter de blesser la vie autour de lui? Chacun pouvait il être son propre juge, alors que toutes les instances évitaient que quiconque soit à la fois juge et acteur?

En relisant ses notes, il vit que Lina  avait un jour apporté un fragment de réponse à cette question et à celle de la force qui pousse à se confier, à se dire:

 –     Ça n'a pas été simple, vous savez, moi aussi j'ai eu une éducation morale rigide. J'ai hésité avant de vivre mes sentiments en sincérité, j'ai cherché l'approbation de quelques amies, pas beaucoup, une, deux personnes pour me soutenir, me dire que mes choix étaient bien des choix de vie, respectueux. Si quelqu'un pensait comme moi, cela validait ma pensée. Si je suis seule à penser quelque chose, comment savoir si ce n'est pas pathologique, amoral, anormal? Seule dans ma tête je peux faire les scénarios les plus fous, rien ne m'en empêche et après... quels garde fous , justement? Sur ma route j'ai trouvé des amies, qui m'ont dit « Vas, vis, aime, accepte les élans de ton coeur, les soleils que t'offre la vie... ». Encore fallait il que je me confie à elles, qu'elles sachent...

L'influence des rencontres... il se rappelait maintenant, ce soir, le regard fier de son grand père, sortant de la messe , un dimanche matin, et s'écriant, lors d'une discussion dont il n'avait pas suivi le début:

-Mais! Il n'y  a qu'un seul Dieu, l' Unique, le vrai, jamais je n'ai douté, à aucun moment de ma vie!

Sa sensibilité d'enfant rêveur en avait été marquée, lui, sans toutefois douter de l' existence de Dieu, se surprenait parfois à penser que Dieu pourrait être autre que ce qu'en disait  la religion. Cette conviction inébranlable de son grand-père lui avait fait perdre confiance en lui, avait culpabilisé ses rêveries, il s'était ensuite appliqué à obéir en tout aux instances supérieures: ses parents, ses professeurs, en renonçant à penser par lui même, à ressentir, à écouter ses émotions.

Les émotions, le corps, c'était bon pour les animaux, les humains avaient une âme, qu'ils devaient tourner vers Dieu pour obéir , se soumettre : « que Ta volonté soit faite », soumission absolue, contrôle permanent de la morale sur la vie , avec de la volonté, de l'entraînement, on y arrivait. Lina avait témoigné d'un fonctionnement totalement différent:

-Une rencontre, une vraie rencontre, l'éclosion d'une grande amitié, d'un amour profond, puis, deux corps qui chantent, qui vibrent à l'unisson, que voulez vous faire contre ça?

Il avait une réponse, mais il l'avait laissé parler. Que faire contre ça?  S 'occuper le corps et l'esprit, travailler, s'épuiser dans des travaux durs, prier...« Ne nous soumets pas à la tentation »... Avec de la volonté... on arrivait à bout de toutes les tentations. Lina... De la volonté, il en avait eu besoin, pour ne pas prendre sa main, pour ne pas poser sur son front un doux baiser, quand il la quittait ,à la fin des entretiens. Pour lutter contre ses sentiments, contre son corps, il avait cette année là accepté une surcharge de travail, restreignant jusqu'à son sommeil, pour n'avoir même plus le temps de rêver d'elle.

Lina était la première femme pour laquelle son corps réagissait, ressentait l' élan du désir, qu'il avait eu du mal à identifier au début, tellement ces sensations lui étaient inconnues. Il se rappelait le jour où son père lui avait parlé de sexualité, sa réaction de peur, de rejet, l'idée immédiate que c'était quelque chose de sale, d'impur.  Il avait de suite eu envie de se réfugier dans l'échappatoire du célibat, mais d'un célibat noble et encadré: devenir prêtre. Il avait 12 ans.

Et le voilà ce soir, seul, dans l' émotion intacte de l'évocation, avec le besoin désespéré de parler à Lina, de lui dire, de se dire, de lui confier ce qu'elle à remué en lui, de lui avouer son amour  pour elle, son amour qu'il lui était impossible d'incarner. Ce soir, son désespoir est d'être passé à coté d'une relation authentique et sincère, d'être resté prisonnier de son rôle, de son devoir, de n'avoir même pas dit, même pas partagé les mots de la passion qui rayonnait en lui. Il regrette d'avoir au contraire tout fait pour l'étouffer, la masquer, l'enterrer, et ce soir, c'est lui qui étouffe dans sa vie.

Il revoit les obsèques, les proches de Lina réunis, l'impression d'en savoir plus sur elle qu'eux. Il pense au  texte intense et énigmatique qu'il avait rédigé pour lui rendre hommage, privilège de sa fonction, aboutissement normal de ce qui, pour les autres passait pour son ultime confession. Dans l'assemblée, il avait cru déceler, attentif aux émotions, chez un homme au chagrin profond, une résonance affective proche de la sienne. Il était allé lui serrer la main, il lui semblait qu'ils s'étaient compris dans l 'échange d'un regard.

***

-Si je comprends bien, c'est ça ou vous vous défroquez? Lui  demande l' évêque, lucide. Alors, allez y, allez prendre l'air dans un ermitage pendant quelques mois, nous referons le point dans quelques temps...

 

Lina... Il irait à sa rencontre, au coeur du silence, au coeur du désert, au delà de l'absence infinie... Il écrirait sa vie, en mots sur les pages d'un cahier. Il écrirait cette histoire, et toutes les autres, celles des proches qui traversent nos vies, celles qu'il avait rêvées sans oser les vivre...

 

 

4 et 5 septembre 2004

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                                      Jim le taiseux

Tant que tu ne parles pas, ou que tu n'écris pas, personne ne sait ce que tu
enfermes dans ta tête, même si c'est fou ou amoral Jim a la pudeur des êtres
cassés Jamais il ne donne un avis, ni ne livre une pensée Ses échanges avec
autrui se limitent à l'anecdotique et quotidien de sa vie. Ainsi, il se croit
protégé Il écoute, il mémorise, et agit Sa réflexion, le cheminement de sa
pensée , restent un mystère

Tant que tu ne dis rien, tout reste possible, tout reste « à dire » et tu peux
inventer tous les dialogues que tu veux Une fois qu'un dialogue réel a eu
lieu, tout est fixé, définitivement Tu ne peux plus revenir en arrière, tu
peux juste te rétracter, réajuster Au risque de te discréditer Tant que tu
n'as rien dit, ta pensée garde sa force Dis la, et elle s'affaiblira

Jim avait jadis été un grand bavard, un grand communiqueur La vie l'a rendu
muet comme une tombe Certains en profitent et viennent jeter leurs secrets
dans le puits profond de son silence Discrétion assurée

Mais comment résister à tant de paroles Comment survivre à tant de silence
Les secrets portés par Jim se réveillent à la tombée de la nuit et peuplent
ses insomnies Parfois ,au cours de ses réflexions, il décide qu'au matin il
ira trouver l'un ou l'autre, pour lui révéler le grave secret le concernant
qu'on vient de lui confier Mais la lumière du jour lui vole son courage et
ses mots, et il ne dit rien, à personne Au grand jour, ses projets de
révélation lui apparaissent comme autant de trahisons, de délations

Pourtant, une angoisse monte en lui. Celle d'être un jour face à sa
responsabilité, sa vérité, celle de s'entendre reprocher d'avoir su et de
n'avoir rien dit, rien fait pour empêcher la catastrophe Jusqu'à quel point
est on vraiment crédible en clamant « je ne savais pas » D'autant que
chacun sait qu'il est le dépositaire quasi officiel de toutes les confidences
de la région Quand le silence cesse t' il d'être discrétion pour devenir
complicité Jim est aussi embarrassé qu'un confesseur devant son évêque
Chaque jour sa conscience est mise à l'épreuve Petits secrets familiaux,
grandes trahisons, trafics en tous genres, chaque fois il se demande s'il
doit respecter la vie privée de celui qui s'est confié, ou parler, voire
dénoncer, pour protéger les victimes

Lorsque le mal est fait, vieux secrets du passé, affaires de filiation ayant
trouvé un nouvel équilibre, victimes déjà décédées, Jim s'apaise vite, une
fois la révolte ou le dégoût surmontés Mais si le secret porte sur l'avenir,
sur les millions d'années à venir.. même s'il n'est que suspicion ou
légende, ne devrait il pas parler Au risque d'être accusé de diffamation par
tous ceux qui semble compromis dans ce scandale à la véracité non établie
Qu'elle est l'erreur la plus grave Ternir à tort la réputation de
nombreuses personnes Ou menacer, si l'information est vraie, la vie même de
tous les habitants de la région

Jim se sent impuissant, mais pourtant il doit prendre une décision, choisir,
puisque ne rien faire et ne rien dire est déjà un choix Et par un jour très
gris, très brumeux, un jour à la lumière presque nocturne, il ose enfin
raconter

Il raconte, sans fin. Les vannes ouvertes de ses paroles enfin libérées
laissent échapper un flot incontrôlé de mots où il mêle tout: vrais et faux
secrets, vieilles rumeurs et légendes modernes Il raconte, aux amis,aux
voisins, aux commerçants, au maire, au postier et ... au directeur de
l'usine

- »Je te croyais plus discret que ça,Jim. Tiens, puisque tu as répandue la
nouvelle partout, viens donc les visiter, nos entrepôts souterrains pleins de
fûts radioactifs qui polluent la nappe phréatique, comme ça, tu te rendras
compte par toi-même »

On n'a jamais revu Jim. D'après la rumeur, il s'est perdu dans la montagne

-2-

Assis au bord du ruisseau, le regard perdu, Jim pense à la douleur de vivre
Tant de faits, de gestes, de mots , se bousculent, s'entrechoquent, sans
jamais le laisser en paix Un jour, il fait ce rêve: il s'endort, la tête
posée sur un dictionnaire ouvert, et pendant son sommeil, les mots rejoignent
chacun leur place . Ainsi, il aurait enfin quelques instants de repos, une
douce sérénité vide de mot.
Mais ce n'est qu'un rêve, et dans la réalité Jim n'a d'autre solution , pour
sortir tous ces mots de son esprit, que de les tracer sur du papier Alors il
écrit, tout le temps, sur tout

Il écrit les dialogues avortés où il n'a pas osé s'exprimer
Il écrit les événements, tels qu'il aurait aimé les voir se dérouler
Il écrit ses pensées, qu'il épargne à autrui, restant ainsi disponible pour écouter
Il écrit ses peurs, les met en scène, pour les exorciser
Il écrit ses révoltes, pour mieux les étouffer

Il avait compris, depuis qu'il avait de justesse échappé à la vengeance du
directeur de l'usine, qu'il avait grand intérêt à se terrer et à se taire
Caché dans la montagne, seul, anonyme, comme un ermite, un sage d'un autre
siècle, il avait débarqué un jour dans un village isolé que même les
touristes ne visitaient jamais Il s'était arrangé avec un vieux paysan pour
lui louer une ruine en échange d'heures de travail, et campait dedans tant
bien que mal. Il s'était cru condamné à crever de silence et de solitude, et
quand il en était arrivé à se cogner la tête aux mûrs de pierre rugueux, il
avait pris la décision de se rendre discrètement en ville se procurer de quoi
écrire, un stock de blocs notes, et une réserve de crayons

-3-

Je pense à Jim dans sa montagne Seul, face à lui même, et une vague
d'angoisse me submerge Laisser passer la vague Laisser la marée se faire,
ascendante, descendante A chaque marée, qui sur le sable passe, petit à
petit, la douleur de mon passé s'efface Pourvu seulement qu'elle ne monte
pas trop haut, et ne me noie pas.
Avant que la prudence ne nous conseille de nous cacher chacun de notre côté,
nous avons décidé de rendez vous symboliques L'un d'eux est un rendez vous
aquatique. »Où que je sois dans la montagne, m'avait assuré Jim, je trouverai
toujours un ruisseau , pour te transmettre mes pensées au fil de l'eau. »
Voilà pourquoi je contemple les vagues Laquelle de ces innombrables gouttes
d'eau est passée devant Jim, laquelle est porteuse de ses pensées
L'autre rendez vous est nocturne Chaque soir, à la tombée de la nuit, nous
regardons les mêmes étoiles Il suffit de projeter sa pensée sur une autre
échelle, celle de la région, ou même de la planète, pour prendre conscience
que nous ne sommes pas si éloignés que ça.

Mais que puis- je faire d'autre pour chasser ma tristesse Exilée, déracinée,
et forcée de me fondre, anonyme, dans le tissu local Surtout, ne rien faire
qui puisse attirer l'attention, vivre comme l'habitant ordinaire ,
n'exprimer aucune idée originale, ne commettre aucun acte étonnant
Comme Jim, j'ai du arrondir les angles de ma personnalité pour mieux me
cacher Lui a été obligé de fuir dans la montagne, après s'être échappé de
l'usine où le directeur le retenait prisonnier en attendant de le réduire au
silence Moi, j'ai choisit l'anonymat protecteur d'une grande ville Dans les
deux cas, nous sommes condamnés à la solitude Laquelle est pire, je ne sais
pas. Celle au sein d'un village quand on n'en est pas natif, ou celle due à
la présence illusoire d'une multitude de voisins

-4-

Au fil de l'écriture, Jim remonte ses souvenirs Les premières blessures qui
l'ont amené à se taire, sont des blessures d'amitié
Lorsqu'il était lycéen, Jim avait un ami avec lequel il avait partagé de
nombreux moments agréables Mais à l'âge où les choix s'affirment et où les
personnalités s'affinent, Jim s'était dirigé vers la politique et le
militantisme Son ami, quant à lui, orientant ses études vers le
commerce,n'était absolument pas intéressé par ces sujets . Avant d'atteindre
le point de rupture définitif, Jim avait tout fait pour essayer de maintenir
le lien amical auquel il tenait Mais les rencontres devenaient de plus en
plus éprouvantes Par respect pour son ami, pour ne pas l'ennuyer, Jim
n'abordait plus les sujets qui ne l'intéressaient pas, ou juste pour raconter
une anecdote , comme on raconte sa journée de travail, sans jamais débattre
du fond Mais il était mal à l'aise de ne pouvoir communiquer librement sur
un des aspects de sa vie qui lui tenait le plus à coeur . De taire ses actes
et ses pensées ayant trait à ses actions militantes, Jim se sentait amputé
d'une partie de sa personnalité Autant se taire, si parler ne menait qu'au
silence lui permettant de n'entendre que l'écho de ses propres paroles Ce
silence stérile était différent de celui de la connivence,plus aucune onde
amicale ne l'accompagnait

Jim guérit momentanément de cette déception grâce à une autre amitié, à l'âge
de la fac. Sur les bancs des amphis, il s'était lié d'amitié avec Louis
Mais ,hasard des déterminismes, ou renforcement des sensibilités
préexistantes, Louis, avait été fortement impressionné par une intervention
de l'armée lors d'un forum d'orientation Attiré par le courage physique des
soldats, sensible à leur mission de maintien de la paix, et de défense du
territoire, sa part de générosité et d'altruisme avait trouvé un autre
terreau Les nobles idées dont les deux jeunes avaient débattus des heures
durant, leur vision du monde exaltée, leur allocentrisme désintéressé,
avaient trouvé des voies de réalisation différentes, à l'aube de l'âge
adulte Louis argumentait ses choix de vie avec les mêmes mots, la même
ferveur de sacrifice à l'intérêt commun que Jim. Tous deux étaient sincères,
intimement convaincus d'agir pour un monde meilleur Mais dans les moyens et
l'idéologie de leurs choix respectifs, tout les séparait Tant que les
affrontements entre les deux jeunes hommes restèrent verbaux, et emprunt de
respect et d'amitié, tout se passa bien
Mais,lorsque le ministre de l'éducation voulu privatiser les universités, de
gigantesques manifestations éclatèrent dans les villes universitaires, et Jim
et Louis se retrouvèrent face à face, physiquement , sur le terrain Jim,
chargé par le service d'ordre de son groupement pacifiste, d'encadrer les
manifs et d'éviter les débordements, et Louis, parmi les forces de l'ordre ,
fermement décidé à imposer les directives ministérielles par la force s'il le
fallait
Lorsqu'il y pense encore maintenant, Jim se pose la question de la légitimité
de la démarche non violente De quel droit inciter les autres à s'offrir aux
coups de contre manifestants violents et de CRS armés de leur légitimité
Bien sur ,il n'a forcé personne, et il était lui même en première ligne, mais
il a pris conscience de la force de ses paroles, de son pouvoir de
motivation Et quand il revoit ,en pensée, les images de ses camarades
meurtris, il se sent responsable
De cette période mouvementée il tire deux raisons de se taire: l'inutilité du
dialogue entre opposants , et le danger des discours qui galvanisent les
groupes
A partir de cette époque de sa vie,Jim , un peu comme l'ermite Thomas Merton,
qui décidait de ne pas agir à moins d'y avoir été convié,considérant toutes
les autres actions comme vaine agitation, prit la résolution de ne pas parler
à moins qu'on ne l'ai questionné,et tout le reste était pour lui vaines
paroles

-5-

 

Le plus difficile n'est pas de jouer le mouton parmi les moutons qui m'
entourent Non, le plus dur, c'est quand je crois déceler, chez
quelqu'un ,une proximité de pensée et que je dois quand même simuler mon
adhésion aux valeurs ambiantes Non pas par crainte d'une délation de la part
de cet allié potentiel, mais parce que je sais que c'est parmi ces personnes
là que les gens de l'usine me recherchent Je suis obligée de fuir toutes les
actions, de me barricader les jours de manifs, pour ne pas être tentée de
participer Un jour pourtant, coincée dans l' ascenseur d'un parking avec des
militants de retour de manif, j'ai osé un timide «je suis solidaire, vous
savez» Ces quelques mots ont déclenché une réaction fort vive chez l'un
d'eux: «si vous êtes solidaire, venez avec nous, ou alors taisez vous!ça sert
à rien de dire qu'on est solidaire et de ne rien faire! »Il n'avait pas tord,
et ne pouvait pas savoir les raisons de mon non-engagement, mais cette
remarque m' a troublée très longtemps En fait cette petite phrase exprimant
la colère bien compréhensible d'un militant découragé de voir la masse de
ceux qui ne réagissent pas, m'a poursuivie jusqu'à ce que je prenne, très
récemment , une décision radicale. Lassée d'observer en spectatrice
impuissante les attaques du libéralisme envers les plus faibles, j'ai décidé
d'adhérer à un groupe militant, sous un faux nom,et en cachant mon passé.Je
ne sais pas ce que Jim en penserai Un an que je suis sans nouvelle Un an
que je sillonne les plages bretonnes en essayant d'imaginer le message de
l'eau Un an que je regarde les étoiles tous les soirs et que j'essaye de
nous visualiser tous les deux, chacun dans notre retraite forcée Mais ma
question reste sans réponse Que devient il?

-6-

 

Un an que Jim écrit sans relâche, pendant tous ses moments de liberté 

Il travaille un peu pour le propriétaire des mûrs où il s'abrite, et
dernièrement il a été sollicité par un petit producteur de légumes pour
l'aider En échange, il peut prendre tous les fruits et légumes dont il a
besoin Les villageois ne posent pas trop de questions Certains l'ont pris
pour un immigré clandestin, d'autres pour un déserteur de l'armée ou un
insoumis, mais tous ont accepté sa présence muette, en partant du principe
qu'il ne faisait de mal à personne et qu'il était courageux au travail Le
fait est que les heures qu'il donne en échange de son logement et de sa
nourriture sont bien supérieures à la valeur de ce qu'on lui donne Ceux qui
l'emploient sont gagnants Il paie ainsi le prix de leur silence et de sa
tranquillité Une chose leur déplaît:l'activité d'écriture de Jim. Peu en ont
été témoin, car il prend soin de se cacher pour écrire, mais suffisamment
l'ont vu,compris ou soupçonné, pour que certains s'inquiètent de cette
activité anormale Espionne t'il le village?Les paranoïas se réveillent Et
un soir, de retour des champs, Jim trouve sa grange-maison en feu: tout ce
qu'il a écrit depuis un an a brûlé De dépit,il décide de quitter la
montagne Impossible de vivre à nouveau en ermite,sa santé mentale n'y
résisterait pas. Alors il décide de changer de région et de stratégie de
survie Puisque se cacher est difficile, pourquoi ne pas médiatiser
l'affaire Révéler à grande échelle ce qu'il a tenté de rendre public dans sa
région Sachant son amie cachée quelque part en Bretagne, il s'y installe à
son tour et contacte la presse

-7-

 

Cher Jim,N'ayant aucun moyen de te contacter , le journal refusant de me
communiquer ton adresse, et ce n'est que bienheureuse prudence, il ne me
reste que ce recours: t'écrire directement au journal J'espère qu'ils
accepteront de te remettre mon message. Quelle émotion lorsque j'ai vucet
article révélant l'existence des entrepôts de fûts radioactifs J'ai de suite
cherché la signature et la lecture de ton pseudo limpide « la voix du
ruisseau », fut la plus grande joie de ma vie. Ci-joint mes coordonnées, si la
prudence ne t'interdit pas de me contacter, fais le très vite!En me relisant,
je suis assaillie de doutes Si c'était un piège , tendu par les dirigeants
de l'usine ? Non, personne d'autre que Jim ne pouvait imaginer une
tellesignature, et s'il a signé ainsi, c'est dans l'espoir que je le lise et
que je le contacte Je prends donc le risque de ce très court message.

 

-8-

 

Nous avons réussi! En conjuguant l'action militante et l'information par la presse,
nous avons révélé et fait éclater le scandale. La lutte à été longue et
difficile, l'usine et les organismes pro- nucléaires ont usé de tous leurs
pouvoirs politiques et financiers, de tous les chantages possibles. Ils nous
ont accusés de vouloir détruire les emplois locaux, d'écrouler l'économie de la
région , de prôner une politique énergétique de restriction et archaïque
Nous avons tenu bon, et avons utilisé toutes les armes militantes en notre
pouvoir: manifs, courriers, tracts, communiqués presse ... Puis,des
organisations plus puissantes , de portée internationale ont répondu à nos
appels et ont pris le relais Après plusieurs années de combat , l'usine
vient d'être condamnée et fermée , et les dépôts radioactifs vidés et nettoyés,
dans la mesure du possible. Jim n'est toujours pas un bavard ,mais son travail
de journaliste de presse écrite lui a permis de donner une voix aux causes qui
lui tiennent à coeur En écrivant des articles, il n'est plus tiraillé entre
la nécessité d'exprimer les arguments de ses luttes et l'angoisse de
parler. Nous avons donc décidé de nous installer dans ce coin de Bretagne où
les hasards de nos fuites nous avaient parachutés Non pas pour fuir notre
ancienne région et nos douloureux souvenirs, mais parce que c'est cette terre
là qui nous avait accueillis et offert des moyens d'action et
d'expression. Mais je voudrais pour finir donner la parole à Jim, je crois
qu'il a quelque chose à vous dire..

-9-

« Bonjour à tous les amis et sympathisants ici réunis pour fêter la réussite
de notre lutte: la condamnation et la fermeture de l'usine M'exprimer en
public est encore difficile . La reconnaissance que j'éprouve m'aidera à
surmonter l'épreuve, mais n'espérez pas un long discours

Je voulais seulement vous dire que j'ai redécouvert avec vous , grâce à
vous, la force de l'action commune Sans l'effort fourni par chacun de nous,
chacun à sa mesure, chacun se donnant à fond selon ses capacités, rien
n'aurait été possible
Après m'être terré un an ,dans mon mutisme et dans mon village isolé, j'ai
trouvé en débarquant ici une tribu solidaire et chaleureuse, riche des
personnalités qui la compose C'est cette tribu qui m'a rendu la voix et la
force de lutter de façon constructive
Malgré les difficultés ,les tâtonnements et même les tourments internes de
notre lutte, j'ai eu aussitôt l'impression de vivre dans un monde
radicalement différent Un monde où chacun s'efforce de mettre en oeuvre
ses valeurs et ses convictions, où chacun lutte pour des objectifs qui
dépassent l'intérêt personnel, et qui parfois même , vont à l'encontre du
confort individuel immédiat
En évoluant dans ce microcosme ,qui j'espère est amené à suivre la théorie de
l'expansion de l'univers, car nous sommes contagieux, j'ai pu retrouver les
rages mais aussi les espoirs de mon adolescence, heureusement pondérés par
les expériences et réflexions de l'âge adulte
Sans vous je vivrai encore caché et terrorisé, désarmé face à la puissance de
l'argent , des politiques et des industriels qui gouvernent le monde
marchand

A vous tous ,merci. »

                                                                                                 Saint -Gaudens

                                                                                       juillet et octobre 2003

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                                    L' éveilleur de mémoire



Il a débarqué dans ma vie, sans crier gare Lui qui les aimait tant pourtant, lieux de mouvements, de départ, d'aller, de retours aussi parfois Retour sur soi, sur le passé
J'attendais souvent sur le quai, désemparée, hésitante Prendre un train, me rendre nulle part, n'importe où, tous les lieux ne se valent ils pas? Ou bien, me jeter sous cet autre, un qui ne s'arrête pas, et cesser d'aller mal sans même savoir pourquoi Ce soir là, j'étais assise sur un de ces bancs métalliques vert, percé d'une multitude de petits trous, un banc de jardin public, égaré dans le hall Le regard perdu, au bout de la fatigue, j'attendais J'attendais le moment où je m'écroule sur le banc, où les passants me voient enfin, s' alertent, appellent à l'aide Ce moment où, au poste de secours, on s'intéresse enfin à moi, on me parle, on me demande ce qui ne va pas. «  Ce n'est rien, tout va bien, un malaise, c'est tout » .
Quand je veux les apitoyer , j'ajoute: « Je suis enceinte » N'ayant alors rien de la toxico-clocharde, j'ai droit à tous les égards, collation, boisson, « pas d'alcool, c'est pas bon dans votre état », regards bienveillants A chaque fois, je me promets de leur dire la vérité: « Je vais mal, très mal, je ne sais plus qui je suis, oh, mon état civil, je le connais, je peux vous dessiner mon arbre généalogique, je ne suis pas amnésique, mais moi? qui suis je vraiment quelle valeur ai-je pour avoir mérité de naître pourquoi cette douleur en moi, ce sentiment d'incohérence, de faire des choses qui ne sont pas moi, qui ne sont qu' obéissance, soumission à l'autorité qui suis-je vraiment, si l'on m'isole des tuteurs qui m'ont fait pousser droite? » Mais jamais je n'ose

J'attendais la crise, que je sentais imminente lorsqu'il m'aborda: « Bonjour, où allez vous? » . « Nulle part, ai-je répondu, je ne vais pas, je pars .» A passer des heures dans les gares, c'est sur que cela m'arrivait souvent, drague banale de cinq minutes, en attendant leur train, pourquoi leur en vouloir Certains m'offraient un café, que toujours je refusais, mais
j'acceptais de discuter tant que les propos restaient corrects Lui, dès sa troisième phrase, il prit place près de moi sur le banc et dit: « je peux venir avec vous? » Un rapide, qui ne s'attarde pas dix minutes en banalités Pourtant, il avait l'air timide, gêné, il n'osait pas me regarder et ses doigts jouaient avec les perforations du banc C'est à ce moment là qu'est
arrivé le premier souvenir.. pensée fugitive d'un autre banc , il y a très longtemps, à un âge où les adultes n'avaient pas encore jugé nécessaire de mêler leur morale suspicieuse à mes sentiments..

Il ne me laissa pas me perdre dans les brumes silencieuses de mes réminiscences Sans attendre plus, il m'a invitée à manger Qu'est ce qu'il racontait Une omelette aux morilles et aux trèfles à quatre feuilles Soit le délire m'avait rejointe, soit c'était lui qui était atteint d'une douce folie
J 'ai ri, et dans l'étonnement de mon propre rire, devenu si rare, j'ai accepté sans réfléchir, comme si sa proposition était la plus naturelle du monde Dans mon assiette, m'attendaient d'autres morceaux du passé.. cueillette des champignons, longues balades en forêt avec mon grand-père, au temps de la complicité, main dans la main.. Le voyageur avait pris la
mienne, troublée par ce hasard, je l'ai laissé faire, lui adressant seulement un grand regard surpris Il y répondit en reposant sa question: « je vous accompagne Deux nulles parts font plus qu'un. » Mon insistant silence ne le découragea pas: « pourquoi voulez vous partir? » -« Il y a trop de murs ici, je ne vois plus le ciel, le soleil le jour, les étoiles la nuit... » Il ne me laissa pas achever ma phrase: « Restez là, me dit il, je reviens. » Il partit précipitamment , son café chaud encore dans sa tasse, reviendrait il vraiment. Il avait payé l'addition, j'avais bu mon café, je pouvais me lever, quitter la brasserie Si je restais, c'est que j'acceptais quelque chose, la suite, ou c'était peut être juste que j'étais curieuse.. Trop curieuse, de
cette curiosité dont on dit que c'est un vilain défaut Ou seulement l'envie de rencontre ?
Il était de retour, dans ses mains des billets de train «  J' ai pris deux billets, tenez, je vous en donne un. Prenez, je vous le donne, vous pouvez partir seule aussi, si vous préférez... »
J'ai regardé la destination « Ah oui, désolé, on est Gare de l'Est, si vous préférez la chaleur, le soleil, il nous faudra changer de gare. » Ajouta t-il
Non, ça me convenait très bien Le billet indiquait Epinal Comme ces images que l'on n'atteint jamais Comme ces rêves, trop attendus, qui s'étaient dissous à la lumière de mes insomnies, et dont la mémoire me revenait soudain

Qu'avais je à craindre À perdre À quoi ce voyage m'engageait il? Je suis montée dans le train en me disant que je pourrais toujours descendre à la première station si cela tournait mal..

Le bercement du train était propice à la réflexion, mon accompagnateur respectait mon silence, d'autres souvenirs se faisaient lumière Je revis ainsi d'autres trains, que j'avais vu partir, sans moi, emportant l'un que mon coeur appréciait, auquel je n'avais rien dit, pour un voyage avec une autre que moi.
L'inconnu audacieux se révéla un compagnon de voyage très agréable Il ne posait que très peu de questions, respectait mes silences, écoutait mes premiers mots, qui malgré ma pudeur, se frayaient déjà un chemin de confiance Il sut aussi, aux moments où mon angoisse devenait trop visible, parler de lui, parler vie, m'empêchant ainsi de me perdre en moi même

Au fil du voyage, les destinations se suivirent, maintenant choisies à deux Prisonnière de trains jetés vers l'avenir, coincée sur des rails dirigés vers le futur, ce travail de retour sur moi continuait, parfois seule, parfois pour me dire à mon compagnon de chemin de fer. Bouger pour se trouver soi-même, retrouver ce qui en soi ne bouge pas, ne dépend pas de l'extérieur Je pouvais enfin me redécouvrir, découvrir même, dans les yeux de cet inconnu devenu en quelques jours si proche, des aspects de moi que j'ignorais

Ce voyage me rendait un passé, un avenir, il me rendait le temps

Un matin, juste avant d'arriver à une gare de banlieue, il me dit: « Je descends là, c'est ici que je vis avec ma famille, là, dans cette maison de garde barrière Toi, continue de voyager, tu feras d'autres rencontres.. j'ai apprécié ces moments avec toi, j'ai moi aussi beaucoup appris, mais ma vie est là. Au revoir... je ne t'oublierai pas.. »

Alors, oui, elle a continué à prendre le train, ou plutôt, ce train Elle refait le trajet, quand le souvenir du voyageur s'estompe, pour réveiller en elle l'envie d'exister, de se faire exister par elle même Mais monter dans un autre train que celui-là, non, elle n'a jamais voulu

                                                                                                        mai-juin 2004

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Le photographe

 

Je marchais assez vite, malgré mon panier de retour des courses, je vais pour "doubler" un homme. Il m'aborde: -bonjour. Je réponds, polie: -bonjour. Mais lui insiste: -On se connaît? Pas original comme entrée en matière, mais -oui, il me semble, peut être..., j'aurais dû nier, et tracer, mais sa tête me dit quelque chose, et je n'aime pas être impolie... Il marche difficilement, porte un sac de photographe, son âge: la cinquantaine, il me fait penser à un journaliste de la presse locale. Il me demande: -Et on aurait pu se voir où?

-Je ne sais pas, vous gravitez où? Dans une manif peut-être? S'il y a bien un lieu où l'on voit plein de têtes sans vraiment connaître les gens, c'est bien là, et s' il dit non, qu'il ne met jamais les pieds dans une manif, j'en profite pour décrocher...

-Ah oui, sûrement...

- raté -

***

A la manif de la semaine dernière, je l'avais remarquée : une jolie fille, comme je les aime : saine, pas prétentieuse. Rien de tel qu'une cause commune pour faire connaissance.
Elle dit, avec un grand sourire sérieux:

_ Je milite, et vous ?

_ Moi aussi, à ma manière.

Je soutiens son regard. Je connais le pouvoir de mes yeux gris bleu, de mes tempes grisonnantes.
_ Ah oui?


Elle est intriguée par le à ma manière : bon début.

Elle a pas encore remarqué mes mains, autant les montrer, et en parler le premier. Ne pas avoir l'air gêné.

 

***

 

Soudain, comme on s’excuserait, peut être un peu culpabilisé par mon militantisme effréné, il dit :

 - Je ne peux plus militer, à cause de ma maladie...

...Aïe, il parle de lui maintenant... Et comme pour illustrer ses propos, voilà qu' il parle avec ses mains.

 Ses mains! Déformées, ses doigts noués, torturés par la maladie...

 Je sors alors mon refrain favori:

-chacun milite à sa façon, selon ses forces, «ami si tu tombes, un ami sort de l'ombre à ta place... », c'est l'ensemble qui fait la force... Pour ne pas le gêner, je ne regarde pas ses mains. Je fixe mon regard sur ses yeux, forts beaux ses yeux, et son visage, j'aime ses cheveux, ce mélange noir et gris.

Il continue son exposé historico-politique, je n'ai pas sa culture, ni son passé, à peine si j'étais née à l'époque des faits qu'il expose, j'ai du mal à suivre, je hoche la tête poliment, pour montrer que j'écoute, mes yeux ne quittent pas les siens. J'écoute, mais mes pensées courent... Ses mains... ne pas pouvoir écrire, taper au clavier, tenir un objet, comment fait-il pour appuyer sur le déclencheur de son appareil photo? surtout ne pas lui demander...

Je pense alors aux douces mains de mon aimé, à ses caresses que j'aime tant. Je prends conscience du bonheur d'avoir l'entière jouissance de nos mains, même si nous n’avons qu’elles pour exprimer tout notre amour. Même si parfois me manque cruellement ce plaisir d’accueillir en moi la virilité de l’homme aimé.

Tandis que ce pauvre homme... lui ne pourrait pas caresser sans griffer, sans me faire mal avec ses doigts crochus, il ne pourrait que me regarder, puis plaquer ses paumes sur mes épaules, avant de me pénétrer sans douceur préalable. Oui, lui, ça il pourrait, il ne pourrait que ça… Que dit-il? J'ai perdu le fil, il a changé de ton, il pose une question...

-et vous habitez là?

-oui, par là... je reste vague...

-où?... il insiste! Ça devient lourd, dangereux peut être, qu'est ce qu'il veut?

-Pas loin, d'ailleurs faut que je rentre, au revoir...

-au revoir...

J'ai senti son regard, suspendu dans son au revoir, me suivre très longtemps.

***

Dans  sa ferveur militante, l’autre jour, elle m’a donné les dates des prochaines manifs, je me rends à l’une d’elles, l’y trouve derrière une banderole. J’attends la dispersion pour à nouveau l’aborder :

_ Bonjour, vous me reconnaissez ?

Avec son bon sourire de fille toute simple, elle me répond oui, bien sûr. Je vois qu'elle évite de regarder mes mains. Je suis habitué.

Je lui dis que je suis photographe de la presse locale. Un pieux mensonge : le chômage, oui. Et j'enchaîne, au culot :

_ J'aimerais faire l'interview d'une militante de base, comme vous, avec quelques photos si possible. Plusieurs canards attendent ça.


Je sens qu'avec elle ça va marcher, tout au moins au début... A chaque fois, je ne peux pas m'empêcher d'espérer. J'ai tellement besoin de présence féminine. Ce n'est pas cette fichue maladie qui va m'empêcher de draguer...

Une seconde d'hésitation et puis avec candeur et peut être aussi un peu de fierté elle accepte :
_ Oui, d'accord, si vous croyez que ça peut être utile à la cause.
_ Bien sûr. Disons demain même heure, au grand bistrot de la place du Général de Gaulle.
_ D'accord, à demain.

 ***

Pourquoi j’ai accepté ? Est-ce vraiment seulement pour la cause ?  Est-ce par pitié ? Pour ne pas rajouter  la peine des difficultés professionnelles au malheur de sa maladie ?  Par discrimination positive, pour ne pas avoir l’air de le rejeter ?

Je sais bien que jamais je n’aurais accepté ce rendez vous s’il n’avait cette infirmité. Et puis, pourquoi n’ai-je rien dit de cette rencontre à Alain ? Moi qui d’habitude lui raconte tout, surtout si ça sort un peu de l’ordinaire. Cette rencontre, j’ai eu envie de la lui cacher, de la garder dans le secret de mon cœur. « Tu as le droit à ton jardin secret » me dit-il souvent. Mais c’est la première fois que je cultive un secret dans mon jardin.

Cette histoire me préoccupe plus que nécessaire. Pour preuve ce besoin que j’ai eu en rentrant de l’écrire, pour garder une trace de l’instant, un instantané de l’émotion.

Oui, je sais que j’irai à son rendez vous. D’abord parce qu’il est affreusement impoli de poser un lapin, ensuite…

***

Elle a accepté de  me revoir. Est-ce par pitié ? Pour ne pas me faire de peine. Ce serait bien le genre de fille à avoir pitié d'un type comme moi. Un pauvre malade.
Ou alors pour la cause qui a l'air de lui tenir tellement à coeur ? Est-elle si naïve ? Je crois pas. Je sens aussi chez elle comme un manque, un besoin. Elle est pas mariée, pas d'alliance. Mais une fille mignonne comme ça, la trentaine, elle doit bien avoir quelqu'un. On verra, de toutes façons je ne me pose pas de question.

***

 Je l’ai vu arriver à moins le quart. Il a commandé un café, s’est assis. Moi je suis le serveur du bar, je regarde les clients, et parfois je me marre. Quand il a essayé de tenir sa tasse et de touiller le sucre, je me suis pas marré. Pas du tout.

 Elle est arrivée pile à l’heure, il avait déjà vidée sa tasse.  Elle a cherché partout d’un regard inquiet. Pas une habituée des bistrots, ça, je le remarque du premier coup. Mal à l’aise, comme à un premier rendez-vous. Elle l’a vu, est venue s’asseoir. Ils étaient à une table très proche du comptoir, j’aime bien quand je peux suivre les histoires, après je rêve, je brode, je me fais des films…

 -Merci d’être venue... vous buvez quoi ?

 -Un café, mais je le paye.

C’était dit sur un ton d’une telle autorité que le gars, en face, il a pas insisté !

 Après quelques minutes de blablas bien polis, ils ont parlé d’écologie, de manifs, de politique. Là j’avoue, j’ai pas tout suivi. Au boulot la télé est branchée sur les clips ou le foot, et à la maison… non, ça m’intéresse pas, du moment que j’ai mon confort, mon boulot, ma femme le soir quand je rentre, pourquoi je me fatiguerais à vouloir autre chose ? Et qui sait si ce serait vraiment mieux autrement, si on change tout pour du pire ? Dans le doute, je préfère en rester au connu.

 

Il ne prenait pas de notes, je sais d’ailleurs pas comment il aurait fait avec des doigts pareils ! Ils étaient tout tordus, blancs comme une tasse en porcelaine, avec les articulations bleues, une horreur. Non, il avait posé sur la table un mini enregistreur, à ses pieds il avait un sac photographique.

Ils ont discuté un moment comme ça, enfin c’est surtout elle qui parlait. Je me suis planté, c’était pas un rendez vous galant, ni un adultère. Mais la fille ne doit pas être habituée à être interviewée, sinon pourquoi cet air gêné ? À cause des mains du gars peut être ?

 Ça s’est animé quand il a parlé de la prendre en photo. Là elle s’est faite prier, elle voulait pas, disait que ça n’ajouterait rien, que la cause n’aime pas les personnifications, qu’ils sont tous égaux, des fourmis, pas de culte de la personnalité… elle l’a saoulé dix minutes avec ça ! Je sais pas comment il l’a convaincue finalement, j’ai du aller servir des cocas à un groupe de lycéens, mais juste avant qu’ils partent il lui expliquait que, non, là dans le café ça n’allait pas, pour illustrer le texte il faudrait des photos dans un cadre plus bucolique, en plein air, avec des arbres, de la verdure… ils ont payé chacun leur consommation et sont partis.

 -Voilà, ici, c’est un coin sympa. Pas de ligne haute tension dans le cadre, pas de bruit de voitures…

-Vous savez, sur une photo, c’est  pas trop gênant !

-Ah oui, mais pour moi, pour l’ambiance, c’est important.

 

 Au café, je la mangeais des yeux mais elle n'avait pas l'air de s'en apercevoir. Candeur ou ruse de femme ? Je l'ai fait parler, et j'ai parlé moi même sur une foule de sujets susceptibles de l'intéresser. Je voulais lui faire oublier mes mains que je gardais le plus souvent sous la table. Elle avait l'air intimidée, à la fois gênée et ravie d'être interviewée par un journaliste.
On en est venu aux photos pour illustrer un article sur l'écologie et la nature. Cela n'a pas été difficile de la convaincre qu'un bistrot n'était pas vraiment le cadre approprié.
"Où, alors ?" m'a-t-elle demandé avec son air le plus innocent.

_ Dans la nature, je connais un coin tranquille, ai-je répondu de mon air le plus assuré.

Et nous voilà parti dans ma voiture. Je m'arrête en pleine forêt. Je pense : voilà une fille qui n'a pas froid aux yeux. Seule avec un presque inconnu dans ce coin désert. J'aime les femmes chez qui se trouve ce mélange de timidité apparente et de mépris du danger. Elle a l'air prête à beaucoup de choses en ignorant ou feignant d'ignorer que c'est insolite.


Le cadre est bucolique à souhait.

"Allez on y va", dis-je en préparant mon matériel. Je sens qu'elle est épatée de la facilité avec laquelle je manipule mes instruments malgré mes mains.
Je tourne autour d'elle pour la photographier sous tous les angles. Au début je la sens tendue, elle éprouve le besoin de s'excuser : "vous savez je n'ai pas l'habitude". Je la rassure en affirmant qu'elle est très photogénique, qu'elle a un visage émouvant, ce que je pense sincèrement d'ailleurs. Très vite elle se détend et prend d'elle même la pose avec beaucoup de naturel.
Elle s'installe contre un arbre centenaire, une fleur entre les dents et sourit à l'objectif. J'ai toujours aimé photographier les femmes. Une manière de les posséder. Je me demande jusqu'où je pourrais aller trop loin. Faire attention à ne pas l'effaroucher. Je lui glisse quand même qu'elle a une très jolie silhouette et qu'elle ferait un merveilleux modèle. L'allusion est claire mais elle fait semblant de ne pas comprendre et se contente de sourire. A quoi peut-elle bien penser pendant que je la mitraille ainsi ? A quoi pensent les femmes dans ce genre de situation, tout de même très ambiguë et un peu scabreuse ? Cela a toujours été un mystère pour moi.

 

Après un bon moment et plusieurs dizaines de clichés, je décrète une pose.
Assis dans l'herbe, je lui offre une cigarette. Je fume très peu mais le rite de la cigarette est plein de sous-entendus et crée une atmosphère complice. Ce serait le moment pour des confidences. Je me lance et lui dévoile des petits bouts de ma vie. Mon mariage avec une femme dont j'étais éperdument amoureux, mon divorce récent, ma solitude et quelques allusions voilées à ma maladie. Elle m'écoute attentivement. Je la sens émue. Une légère rougeur colore ses joues.



***

 

Au début je suis restée silencieuse, d’autant que n’ayant pas l’habitude de fumer, je faisais attention à ne pas m’étouffer, ni tousser. Je prends des risques, pensais-je, et ça me faisait sourire. Pendant la séance photo j’ai eu le temps de penser à Alain. Je me disais :

 Comment je vais lui dire ça ?

 

Mais là, assis tous les deux sur cette souche exiguë qui nous poussait à nous rapprocher, ce n’est plus à Alain que je pensais. Pour la première fois, j’ai osé poser un regard sur la main qui tenait sa cigarette. Il avait développé une extrême habilité de compensation.

-Dire quoi ?

-Hein ?

-Comment allez vous dire quoi, à qui ?

-j’ai parlé tout haut ?

-il me semble, oui, ou alors j’entends tout bas…

-je me demandais comment j’allais raconter notre rencontre à mon ami.

-vous avez un ami ?

-Oui.

-mais vous n’êtes pas mariée ?

 

En disant cela il a effleuré de ses doigts difformes mon annulaire gauche. Un nouveau silence gêné s’est installé. Pour le rompre il s’est mis à me raconter sa vie, ses regrets, ses blessures, et se sont les femmes que l’on taxe de bavardes ! Plus il se confiait, plus il m' était émouvant, attachant, dans sa fragilité, mais aussi sa résignation. Sa sincérité atteignait quelque chose en moi, et me faisait « fondre ». Il m’a redonné la parole :

 

-Et vous… je sens en vous comme une blessure, un manque… n’êtes vous pas heureuse avec votre ami ?

-Si, heureuse je le suis, mais peut être que j’attends trop de lui ? Lui aussi a une maladie, un handicap, comme vous, qui… qui laisse un manque dans notre relation. Mais pourquoi attendre d’une seule personne qu’elle comble tous nos besoins ? C’est illusoire, non ? Et c’est peut être faire peser sur lui trop d’attentes, trop d’espoirs ?

Disant cela je me suis levée, pour rompre la trop grande intimité de cette discussion :

-Bon, on les finit ces photos ?

Mais le soleil s’était caché, et il menaçait de pleuvoir, nous avons décidé de rentrer en ville.

Durant le trajet du retour je suis restée silencieuse, et lui aussi, chacun dans l’intimité de ses pensées.

Je réfléchissais :

J’aimerais savoir. C’est surtout un besoin de savoir, de me connaître. Et après tout, peut être découvrirais-je que je ne sacrifie rien à Alain, que je ne suis pas sensible à ce plaisir dont je me prive, et mon manque sera une fois pour toute apaisé. Aucun des hommes que j’ai connus avant ne m’a offert l’extase. Alain le peut avec la douceur de ses mains. Peut être ne puis-je recevoir le plaisir du sexe des hommes ? Une sorte d’infirmité moi aussi. Qui me mettrait à égalité avec Alain. Avec l’homme aux mains nouées aussi. L’envie de savoir est forte. Juste une fois… Peut on savoir en une fois ?

Et pourquoi lui ?

Parce que justement il ne peut rien d’autre, parce que justement il ne volerait rien à Alain…

Et parce que visiblement il aime me regarder.

Peu avant la ville il m’a dit : j’habite là, vous montez cinq minutes, regarder sur écran ce que ça donne ? C’est vrai, avec le numérique c’est instantané, et plus besoin de place, d’obscurité et de produit chimiques. Il m’a assise face à l’écran, dans la pénombre de son appartement et m’a demandé mon avis sur les photos. Je faisais semblant d’être attentive, mais j’étais très troublée, et n’étais dupe ni de son comportement, ni du mien. Jusqu’où peut-on feindre ? Maquiller désirs et fantasmes en politesse ? J’étais tellement absorbée que lorsque j’ai pris conscience de son geste faussement pratique, pour mieux voir lui aussi sur l’écran, ça devait faire un moment que son bras entourait mes épaules. Et mon silence était en lui-même un aveu, une acceptation. J’ai tourné mon visage vers lui, l’air interrogateur, il en a profité pour poser ses lèvres sur les miennes. J’avais pas pensé à ça, qu’il pouvait m’embrasser ! J’avais tellement focalisé sur ses mains ! J’ai fermé les yeux, tout en pensant que je n’aurais pas dû, mais toute à la douceur de me laisser porter par les événements, lâcher prise, totalement, pour une fois… pour une fois, ne pas être celle qui décide… et ne pas avoir de mots à prononcer…

 

***

Voilà, on a fini de jouer au chat et à la souris, tous les deux. Question : qui a été le chat et qui la souris ? Je me voyais bien sûr dans le rôle du prédateur mais maintenant je n’en suis plus si sûr. En réalité il n’y a eu ni vainqueur ni vaincu, seulement deux êtres blessés qui se sont unis pour dépasser leur manque à vivre.

Cette fille est étonnante ! Il est 9 heures, elle vient de partir : il ne faut pas qu’Alain s’inquiète. Elle l’aime, c’est évident. Et je ne ferai rien pour la détourner de lui, ce serait trop moche et de toutes façons je n’y parviendrai pas. Mais il est non moins évident qu’elle a aimé ce qui s’est passé entre nous ce soir. Il y a longtemps que je n’avais pas connu un tel bonheur. Le bonheur de donner et celui de recevoir. Car elle s’est donnée à moi, sans réserve. Elle a été tellement femme dans ce don d’elle-même, de son corps, de sa tendresse à un handicapé comme moi. Et comme son Alain. Elle a su découvrir à quel point nous avions besoin d’elle, et comme nous savons mieux que les bien portants apprécier ce formidable cadeau de l’amour d’une femme.

 

Elle a vocation a donner du bonheur à ceux que la vie a voulu en priver. Comme elle s’est laissée admirer ! Cette façon qu’elle a eu de me regarder dans les yeux en posant ses mains sur les miennes, l’air de me dire : « ne t’inquiète pas, je te désire tel que tu es, en dépit et peut-être encore davantage à cause de ton handicap » Pour la première fois je l’ai acceptée sans révolte, cette fichue maladie. Cet instant où j’ai posé très délicatement le dos de ma main, seule partie intacte, sur sa peau… Elle a frémi d’émotion, et non de dégoût.

***

Oui, cette fille est étonnante. Ce mélange d’audace et de pudeur. De réserve et d’abandon. Sa façon de dépasser les apparences, de voir les êtres pour ce qu’ils sont sans s’arrêter à leur physique. Son amour, sa fidélité (jusqu’à ce soir) pour cet homme, Alain, me touche. Et je veux croire qu’il ne perdra rien dans cette aventure. Peut-être avec naïveté, je le vois comme un frère et que nous ne serons pas jaloux l’un de l’autre. Car elle m’a prévenu qu’elle lui dirait tout.

***

On a beau penser, prévoir, quant on est face à l’événement tout peut soudain être différent. Non, finalement, je ne dirai rien à Alain. J’ai trop peur de le perdre, mais bien plus encore de lui faire mal. C’est une question dont on aurait dû débattre avant, avant que la question se pose vraiment, à froid, maintenant c’est trop tard, je ne peux plus que vivre, sans expliquer, sans même me justifier.

***

Le plaisir qu’elle a pris en dépit de mes mains, ces mains qui font tellement peur aux autres femmes. Après, elle m’a avoué, ce qui m’a bouleversé, qu’aucun homme n’était parvenu à lui procurer une volupté complète, à part Alain avec ses mains seules. Elle m’a dit être une infirme elle aussi, sa peur du sexe des hommes. Et c’est moi, l’homme sans mains, qui l’a délivrée. Comme la vie est étrange !

***

Je lui ai dit, mais m’a-t-il entendu ? Je lui ai dit, après l’explosion de nos plaisirs partagés, que c’était la première fois. La première fois que j’avais du plaisir comme ça. Il faisait semblant d’être assoupi, restait les yeux fermés sur la magie de l’instant, ça m’a aidée à dire. Je lui ai dit ne t’inquiète de rien, c’était très bien, et justement parce qu’apparemment sans douceur, comme un viol. Oui, le viol de ma morale, trompée elle m’a crue sans désir, donc sans culpabilité elle m’a laissée accéder au plaisir. Qu’a t’il entendu de mes murmures ? Je ne sais pas, mais moi je devais dire.

***

 

Voilà, elle est partie comblée et me laissant comblé. Je ne cesse de penser à elle. Je ne dormirai pas cette nuit. Et elle, que pense-t-elle en ce moment ?

Je n’ai pas osé lui demander si je la reverrai. Reviendra-t-elle ? Je le désire de tout mon être pour vivre à nouveau cette plénitude de sa présence, mais si elle devait ne pas revenir je ne lui en voudrai pas, je conserverai précieusement ces instants de bonheur. Elle a guéri l’image de mes mains dans ma tête. Je sais maintenant que je suis encore « aimable », au sens fort du terme.

 

BernardO et Claire            

 

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