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Chapitre 1 : Histoires lentes

Chapitre 2 : Les yeux tristes

Chapitre 3 : Saison d'oxalis

Chapitre 4 : Rêves de sorcière

Chapitre 5 : Funamblues

Chapitre 6 : Promenades sur

                      le Malecon

Chapitre 7 : L'exil

Chapitre 8 : Chute

Chapitre 9 : Survivance

Chapitre 10 : Alors c'était après....

Chapitre 11 : Et puis 

 

 

 

Chapitre 1

 

H i s t o i r e s    l e n t e s

   

La croissance de l' oxalis suivait le rythme d' aléatoires marées. Escargots prudents se réfugiaient dans le sable, en attente du reflux. L'immeuble envahi, les fondations criaient, le mortier se fissurait, la douleur craquelait les briques. C'était le début de la vague.

 

La nuit, la bienvenue, apporta quelque apaisement, à défaut de forces. Au matin il vacillait encore, réplique du séisme ou fracture plus profonde, glissement inéluctable du terrain? Un jour cette bande de terre se dissoudrait dans la mer -montée des eaux- et l'immeuble disparaîtrait, on le savait. Mais pour l'instant c'était l' oxalis qui triomphait, trèfle trompeur de l'espoir qui étouffait tout de ses bulbes blancs. Fatigue. Au matin il était là, vacillant mais présent.

 

  Au loin, le glas sonnait comme un reproche. Celui des mots qu'on enterrait, des mots  bulles, des mots funambules, morts avant d'avoir servis. Ce son n'infligeait à l'immeuble aucune lézarde, juste une poussée d' oxalis, à regret, mais il tiendrait bon. Solide. Et les mots dormiraient pour toujours au cimetière de  Saint-Just. Pour les trouver il suffirait de soulever la lourde chape et ils s'envoleraient. Joyeux. Des mots récupérés par un géant de la distribution, les projets lourds à porter, les élans qui retombent au premier brouillard: je refusais ce monde aussi, préférant le silence, créer un manque, un désir, sur lequel appuyer mes paroles, lesquelles émergeraient de ce trop plein de mots. Spontanées. Me nourrir de leur rétention. Me nourrir moi, et avoir enfin moins faim de ce que je donne. Les garder jalousement, un chat pour gardien, mais il te guidera, toi, et seulement toi, le jour où tu le voudras.

 

  Mes excuses pour t'avoir parfois soumis à cette torture du gavage, n'attendant pas ta soif pour t'inonder de mes mots, n'attendant pas ta demande, ton manque, qui crée ce creux auquel je m'ajuste lorsque je sais respecter ton attente. Au bout de ce manque, de mon vide désirant, j'implorerai ton aide. À moins que mon choix soit celui des lâches, des tristes, des désabusés: l'abstentionnisme.

 

  Cette histoire sera lente et décousue, de cailloux et de pierres moussues.  Histoire d'énergies incomprises, d'images insoumises, se fourvoyant dans d'autres intensités,  méprises dont profite la sorcière semeuse d' oxalis.  Histoires de mots carnivores qui la nuit nous dévorent et au matin nous laissent seuls et nus avec, renouvelé par l'aube, un désir de vie qui nous mord, ou parfois... un désir de mort... Pas de crevasse d'aridité sur ce chemin, il y pleuvra des caresses, et d'autres gestes forts, des mots doux, des mots cris,  la terre y sera fertile des eaux de tous les désirs.

 

***

 

  Un journaliste, éternel otage, lui dont le métier était impérieuse nécessité de l'âme, se voit réduit, pour sa survie, à faire l'interview de son geôlier. Est ce trop? Est ce mal?

  Histoire interrompue, comme trop souvent la vie, le hasard. Histoire morcelée comme un cauchemar. Ce vrai rêve où tu étais, où tu cherchais tes mots, ceux que sur un papier tu avais tracés pour moi. Perdus. Rêve d'une seconde où tu es apparu, réel, vivant, et non pas en symbole. Rêve si vrai...

  Cherche-moi, toujours, ne te décourage pas si tu ne me trouves pas là où logiquement je devrais me trouver. Infirme.

 

  Histoire d'adjectifs. Adjectifs phrases, et lettres, et romans. Adjectifs libres de leur substantif, lorsque je te vois grammairien, et que tu en es flatté. Honoré. Mots qui coulent comme mon sang. Sang de vie et de mort, d'espoir de vie inexploité, comme des frissons. Mots qui battent, pulsent, dans ma tête et jusqu'où tu me cherches. Mots qui embrassent, caressent et mordent: spirale du cyclone nous aspire jusqu'aux étoiles du jour.

 

***

 

  Équilibre sans asymétrie, le funambule s'aide d'une perche. Mais aux extrémités, la sorcière a fixé des pelotes de fil, certaines plus lourdes que d'autres, pas facile, cela fausse la vision de l'équilibre, il est obligé d'accepter de porter sa perche de façon dissymétrique. Ça trouble le spectateur. Mais merde au spectateur! Que vient il faire là celui-là? Journaliste otage, on ne t'a pas convié! Le geôlier tient-il compte du regard de son prisonnier? Se dit-il lorsqu'il le maltraite qu'un jour, libéré, il pourra raconter? Ou est-il si sûr de son exécution prochaine qu'il agit comme s'il était déjà mort?

 

  Il existe des vagues qui mordent... tout existe. Même les histoires comme celles-ci. Destructurées. Passe le médecin de la croix-rouge: il faut stopper l' hémorragie! Le journaliste va mourir de ses mots gravés sur les murs de sa cellule, il écrit, depuis des jours, des nuits. Il écrit avec sa vie, il écrit avec son sang. Libérez-le... ou taisez-vous, qu'il n'ait plus rien à écrire. Non... implore l'otage exsangue, laissez-moi, cela m'apaise. Je meurs, mais je meurs de ma vie. Mon sang retournera au ruisseau, bu par la terre. L' océan se fera vague, le cyclone énergie. La plage sera douce et propre aux amants enlacés. Laissez-moi mourir qu'ils puissent vivre l'instant, leurs images.  Je rêve des amants sur une plage, eux cauchemardent d'un otage emmuré et me font vivre. Mon rêve les construit, le  leur me libère. Rompre mes liens menacerait les leurs, et je vis de leurs pensées.

 

  N'importe quoi! Murmure la petite voix de la raison. N'importe quoi. Folie. Tout cela n'est que folie, et le reste aussi.  Non, je ne vous utilise pas, image commode, métaphore oiseuse, non, je vous incarne. Témoins malgré vous de l'intérieur du décor. Yeux du monde au cadrage serré. Voix rebondissant sur les parois des prisons, alors que vos collègues dénigrent et raillent les timides efforts de liberté des citoyens qui s'éveillent, des militants qui se battent pour toutes les libertés, la votre présente, la leur... future. À moins qu'ils se soient déjà planqués du bon coté, celui qui est le mieux payé, valets du frics et du pouvoir se sentant plus forts que les militants révoltés.  Protégés... jusqu'au moment où un dictateur dira que le nom seul de leur profession est déjà une subversion.

  Histoire de rages et de vagues. Histoire lente comme les pensées.

 

***

 

  Changement de focale. L'objectif se fait intrusif: le médecin part, troublé. Le geôlier le rattrape: pitié! Ce n'est pas moi qui l'ai capturé! Il est venu, s'est imposé. Depuis... c'est moi qui suis à la question, pitié... les barreaux ne sont pas où vous croyez...

 

  Froissez cette page, humez-là. Elle sent la menthe, le romarin de cette garrigue que longe le chemin. D'autres mots, rocailles abrasives, craquent et crissent sous mes dents qui s'y cassent. Vieillesse d'un instant.

 

  Aucune porte, aucune fenêtre pour retenir les pensées. Pas de papier pour le journaliste otage, son cri s'envole dans la nuit, et perdu comme un nuage, mais inapte à la pluie, ne retombera sur personne.  Qu'il est vain de tenter d'arracher de ses mains l' oxalis! Occuper le terrain, courber le dos  sur la rizière  nutritive, envahir l'espace, qu'il ne puisse à l'avenir sortir de terre.  Pensées volatiles à tout jamais dispersées, accepter leur mort comme l'autre. Accepter qu'elles ne survivent pas à l'instant. La sorcière maîtrise le temps.  Les mots sont traces, danger, falsifiables, interprétables. Le mot témoin devient traître et cause la chute, alors qu'il devait être avocat de la sincérité. Mots autonomes, affranchis, mercenaires. La note mélancolique égrenée sur ton clavier sera t' elle plus fidèle, car plus énigmatique?  Détournement mineur ou contresens, peut on plus facilement se fier aux mots pragmatiques?

 

  Un mot en appelle un autre, par proximité, résonance, il fait naître une idée. Ce sont eux les maîtres des pensées, leur fil directeur, leur genèse. La poésie gouvernant nos idées. De quel cerveau lyrique est sorti le libéralisme? L'histoire européenne est lente. Étouffés par TF1, ce qui reste des citoyens, coincés par la peur, se meut avec lenteur, marche funèbre sur le macadam.  Sarko enverra ses soldats et chacun rentrera chez soi.  Fatigue européenne, fatigue des nantis sans attente, ventre trop lourd, tripes trop lentes à s'émouvoir. Crier « reconquête!! », envahir les médias menteurs!!  Pensées volatiles, muscles indociles. Attendre.

 

  Attendre que le monde se fasse plus tendre. Encore une fois le mot est ma loi, et je lui reste soumise. Débroussaillage nécessaire au jardin d' oxalis, l' immeuble à tous vents, pensées versatiles, inutiles. Attendre... et obéir à ce que d'autres penseront, et laisser grincer le violon.  Les auditeurs crieront « ouf! » lorsqu'il se taira et écouteront enfin le miel de nos mots de reconquête, de dignité, d'espoir.  Lentement.  Révolution lente au pays des nantis, chez les pilleurs de la planète. Peur de perdre ce que l'on a, plus forte que l'espoir de grappiller du mieux, pour nous, pour les autres. La seule légitimité de notre lutte: se battre pour les autres, exclus, pays pillés, se battre contre nos intérêts immédiats, marquer des buts contre le camps auquel, sans notre consentement, nous appartenons.

 

  Laisser mourir les idées fourmis dans la symphonie. Je reste forte de mes convictions, personne ne pourra les arracher. Vertige planétaire, la Terre tourne plus vite que le temps de l'histoire. Promenade dans la rizière de la révolution: bataille d'idées et d'ambitions, enjeux historiques et de pouvoirs, perversion du mouvement populaire auquel ils font dire ce qu'ils veulent. Les accusations battent mes tempes, rester sure de soi est la seule solution, intime conviction.

 

  Revenir au mélodique avant de sortir... ne pas partir en note de pluie sur le toit de tôle. Redevenir mélodiquement structurée, logique. Laisser les images de plages passions et de rizières révolutionnaires endiguées. Crier la pluie de mots rocailleux des batailles à venir. Le jeune loup crie time is money, mais le temps du siècle est la mesure de la révolution.

 

***

 

  Ce soir là, l'air sentait bon. Parfum d'un feu de bois attardé en ce mois qui n'avait d' estival que le nom. Une étoile brillait, intense. Près d'elle, sur un astéroïde noir et glacial, trépignait une sorcière en colère. Elle observait au télescope la naissance d'une étoile cachée, le réveil d'un frisson ignoré. Histoire lente elle aussi, au pas des funambules, courir sur la corde est trop risqué, ils sont novices, maladroits.  Histoires polysémiques, polyphonie de l'histoire: chacun ferait son choix. Liberté. Mots versatiles fiers de leur retenus, s'ils changent ainsi si vite, pourquoi les rendre témoin d'un passé qui demain ne sera plus?  Pourquoi fixer l' éphémère?  L'instant sans mot connaîtra l' amnistie de l'oubli.

 

  Attente, sans espoir et sans crispation, des mots doux jetés au vent, aucune douleur ne les retient plus, ils volent librement. Ce matin, le ciel a l' air marin. L'heure a sonné me libérant, je reste là pourtant, librement, goûtant la présence  que j'ai crée par mon attente, l'absence n'est plus douleur. L'absence est manque, mais plus souffrance, un mot a pris ce matin la place de l' oxalis: confiance. Arrive la douce indifférence, forte de la pensée que quelle que soit la situation j'arriverai à la surmonter, qu'en moi est la ressource, et que le moindre geste n'est pas forcément imprégné de gravité, le mot n'était pas le bon, peut être est ce d'insouciance qu'il s'agit? Pourtant, les causes de soucis, petits et gros, multiples, ne manquent pas, seul le regard change... c'est la vie... Heure insouciante où n'attendant plus, je crée par les mots l'intensité de la présence, tu es là, en moi, j'écris pour toi.

 

   Otage et geôlier s'en sont allés, le monde est monde et continue de tourner, même si je ne me tourmente pas, le funambule a trouvé son équilibre, ou s'il fatigue, il met pied à terre sans remords, la sorcière enrage, absorbe toute la colère de la planète dans un trou noir et disparaît, à jamais j'espère...  Peut être devrais-je en profiter pour ouvrir mes valises? Non, pourquoi me projeter ainsi, quand du sable monte une douce chaleur et que le vent souffle sa fraîcheur?  Non, juste être là, pour toi, pour moi aussi, et savoir que tu es là. C' est une autre vague, qui vient effleurer la plage du naufragé, otage de lui même. Il lance des messages aux bateaux qui passent au large, il les insulte de continuer leur chemin après quelque échanges d'usage, mais finalement, il est bien, là, dans son vertige marin. Il a été ingrat, il regrette, sincèrement, il s'excuse, au bout de son ressentiment, il a trouvé la générosité, l'indulgence et l'acceptation qu'il cherchait, qu'il espérait, oui, merci à tous ceux qui le supporte, lui et ses vagues, au fil de ses comportements inconstants.  Une vague d'amour et de reconnaissance l' abreuve. Serein. Si sur son île naît un fleuve, ce sera son nom: Serein, un fleuve plein de ponts et de galets pour passer à gué. Peu importe, peu importe tout! Ce matin, je ne doute de rien...

 

  Vertige du funambule,  en équilibre sur la crête de la vague, il avance, devant lui la sorcière s'oppose à sa progression. Une seconde, tentation de la violence, il a envie de la battre avec la perche lestée d'écheveaux de fil, pour qu'elle chute, se noie, meure. Non, le pacifique funambule regarde droit devant lui, au loin, au delà de l'obstacle ensorceleur, puis il jette sa perche aux flots, peut être aidera t' elle un nageur, et de sa rage, bande ses muscles et sa force intérieure, tient l'équilibre immobile, le temps qu'il faut pour que la sorcière, vaincue , plonge de dépit. Raté. Traversé le passage piéton, les yeux fermé, sur de lui. Traversée la forêt, le corbeau est heureux, fier, la fugitive a progressé, elle sait maintenant attendre sans souffrir, et aimer le silence, dense de toi. 

 

***

 

  Taire cette vague de chagrin qui m'est tombée dessus ce matin, incompréhensible et incontrôlable?  Prétentieuse qui prétendait hier, avoir apprivoisé l'attente et l'absence, se retrouve au matin sur la planète aux trois lettres initiales du vide, du creux en moi qui t'appelle, messagerie muette au bout de mon désir.  Il vaut mieux dans ces instants, que je me cache sur mon île, pour ne pas colorer de ma morosité les paysages de l' amour, pour ne pas vous troubler de mes larmes. Mais qui? Qui pour m'aider? 

 

***

 

 Il est parfois doux de suivre le fil des mots, mots qui filent, défilent et se défilent, lorsqu'ils sont beaux à entendre. Je les suis comme sur l'aile d'un oiseau, je change de vertige, voltige et m'endors... Joie au matin, d' avoir retrouvé  ta présence. Notre cerveau, réflexe de survie, créant pour nous, la nuit, l'illusion qui console nos plus grands manques. Rêve de toi, vrai. Rêve d'attente, dans les rues de mon enfance, illusoire et brève présence, mais je t'ai vu quand même, dans mon sommeil, plus que le jour, et je m'éveille sereine... je m'éveille enfin de vagues extrêmes et incontrôlées, retour au calme, dans la bonne conscience du travail accompli. J'ai baissé la lumière, recrée ton jardin, moment d'apaisement, après la tourmente et mes appels au secours. Je nous fais ce cadeau: du temps, dans le vent, les fenêtres ouvertes laissent mes pensées s'échapper et te rejoindre... moment douceur de ta présence...

 

  Ce soir le funambule apprend sa leçon. Il est humain, et rien de ce qui fait la vie des humains ne sera cause de sa chute. Poussée d' oxalis n'est que répétition, apprentissage, préparation au pire à venir. Il élargit sa pensée, l'otage quitte sa cage, le funambule tient par ses liens à tous les autres humains. Fort de cette humanité, partagée dans l'épreuve, il libère l'otage, dépasse la sorcière, et respire, se sent prêt, à défaut d'être fort, ce qu'il ne sera jamais.

 ***

 

      Bonjour  Honoré, oui je t'écris, oui, des jours que je t'écris en secret pour le jour où tu en feras la demande. Mille questions au lieu d'une... j'aimerais à présent être capable de ne plus penser, juste ressentir, être et agir... Tu aurais aimé savoir...  questions  non posées, sans réponse,  permettent de continuer à rêver, de  t' assimilier  à ton fantôme,  qui me rejoint à pas de brume, même par lune voilée, à l'heure des mots carnivores...

   Je respecte ma règle du jeu: ta timide demande clôt le premier chapitre de cette histoire trop lente, avec ses  pas hésitants, ses mots prudents, et ses peurs du passé, ces mille questions à taire...

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Chapitre 2

 

L e s    y e u x    t r i s t e s

 

 

 

   Pourquoi s' imposent ils à moi, martinets criailleurs dans le ciel du soir? Mais posez-vous à la fin!! Ils tournent, absorbent mes pensées, toile de fond sonore, qui capte mon attention, mon énergie. Je sais. Ils ont peur de mourir, peur que je les oublie, peur qu' une idée chassant l' autre, j' oublie de les dire, la prochaine fois. Et alors? Qu' importe? Pourquoi vouloir que tout soit dit?

   Mots de l' absence, mots de l' attente, votre valeur n' est que compensatoire. La rencontre vous rend inutiles. La tension créée par votre rétention trouve d' autres voies, d' autres expressions. Vous n'êtes plus seuls au panel des possibles, et la faim des corps vous préfère d' autres langages.

   D' une histoire à l'autre, questions à bâillonner, comme ses peuples floués dont on veut masquer le non. Les puissants trop puissants, tentent le découragement. Attendre que sourde la rage d' un peuple exaspéré de n'être jamais écouté, attendre mais du même temps : dire, dire, toujours  dénoncer...  Mélancolie militante... 

 

   Lierre ou Liane?  Non, pas de lierre grimpant, vigne-vierge-rouge cramponnée aux murs de l'immeuble, l' oxalis lui suffit comme parasite. La liane étreint sans étouffer, elle peut même permettre de se sauver, si l'on sait y grimper, ou sauter de l'une à l'autre. Et puis, le funambule, saltimbanque aux multiples talents, saura peut être la faire danser, aux son des notes magiques de sa flûte enchantée.  Un pas après l' autre sur la liane tendue traversant l'immeuble, chacun sans jamais présumer du suivant... Nouvelle venue au jardin d' oxalis: douceur d'une Liane qui veut aimer sans étouffer, sans condition, sans exigence, et ne devoir sa croissance qu' au soleil de ton regard, qu'aux mots de ton désir.

 

   Les yeux sont tristes, de l'otage spectateur qui ne comprend rien. Lui ne voit qu' absurde répétition, il ignore les mouvements profonds, les pensées soubassements qui tiennent l'immeuble vacillant, il ne voit que la façade. Laissons-le à ses illusions, il est si doux de poser les mots qui tournent, sans aucune attente de compréhension, juste les poser. Ils ont enfin trouvé dans les arbres qui bordent la place de l'Europe, un refuge, un espace, encadrant les journées. Écrire cette histoire lente comme on évacue des frissons: quand vraiment on ne peut plus faire autrement, quand vraiment cela s'impose, acte impérieux, d'une intense lenteur, d'une douloureuse douceur.  Je veux respecter nos rythmes, nos moments de repli, je veux respecter le brouillard, comme l'escargot respecte sa coquille, comme le funambule respecte la pesanteur. Respecter l' oxalis, c'est le laisser un jour fleurir, rien qu'une fois, pour voir la couleur de sa fleur.

 

   Mots se posent sur le fil. L' histoire enfin est close, possible l' épilogue, la page tournée. L 'événement, quelqu' il soit, s' intègre, devient par ses traces, par les sons de son expérience, un acquis, un sillon fertile dans la terre de ma vie, où pousseront    d'autres plantes utiles.  Tant qu'ils tournent, affolés, mots sont inutiles, et agacent. Marche après marche, pour gravir la pente, sur chacune déposer mon tas de mots, et aborder plus légère la suivante. Plus légère et plus forte.

 

L' oxalis fané est-il l' engrais des mots?

 

   Dire, écrire, se défausser ainsi des excès de l'affect, et passer à autre chose. Mots qui tournent sont cercle magique qui enferme. Mots posés sont marchepied.

 

 

***

 

   Je ne veux pas vous dire, non, non! Mon silence, gardien jaloux, féroce, tenace, de mon mot offrande, précieux, rare, un seul, dans un écrin: DOUCEUR, qui résume les milliers de mots à dire. Je l'offre comme une unique rose, une note, le LA de la relation. La sorcière avance vers moi, elle brandit la perche volée au funambule, j'attends que sur moi tombe le coup. Coup...able?  Non! Je refuse de dérouler ce fil, je refuse de l'offrir comme chemin au funambule, trop ténu, trop fragile, il irait à sa perte, je le coupe, temps, geste et bras suspendus. Je zappe l'image et invite Honoré. Il me console.

 

   Il est doux, apaisant, dynamisant, d'écrire les mots les plus violents. Les poser, hors des prés de la douceur, semés de valériane calmante et de riz nutritif.

 

   Voilà, ouf, ils sont posés, enfin, rangés. L' orchestre oriental m'apprend la joie, le sourire, même au pays des difficultés, je peux sortir, au soleil, envie d'inviter le premier venu à boire un coup. Les mots sont fil magique, il suffit de choisir la bonne bobine, viens ami inconnu, faisons du bruit, dansons dans la rue, viens, j'ai plein de désirs de vie inassouvis, viens, j'ai envie de vivre, de rire, de danser, d'ivresse et d'euphorie.

 

   La sorcière avec sa perche a t' elle la maîtrise des vagues et des poussées d' oxalis? La douceur a fleuri le jardin, la douceur, la joie, le bonheur peuvent aussi être intenses. J'ai le choix de mon intensité!!

 

   Le choix de la couleur du ciel, le choix de la tonalité de la symphonie. J'ai l'impression que du haut de la falaise je pourrais m'envoler, insouciante, libérée de la pesanteur. Vertige. Peut-on souhaiter mourir de bonheur? Pour partir sur la crête de la vague, définitivement? Pour ne jamais redescendre au pays de la culpabilité, pays où la plus minime des responsabilités est lourd fardeau à porter. J'ai choisi, non, même pas, j'ai juste orienté le choix, je suis responsable, et si cela se passe mal, je serais coupable!  Est on coupable de ce que l'on ne réussit pas? Lorsqu' on échoue, est on coupable d'avoir essayé?  Droit à l'essai, droit à l'erreur! À inscrire au nombre des droits humains, et rendre la collectivité responsable du bonheur de chacun. Professeurs aux yeux tristes, responsables de la morosité, de l'apathie des citoyens? Dansez la vie dans les écoles, tagguez les murs des cris de rages lycéens, qu'explosent optimismes, utopies, et revendications, en concerts spontanés sur les pavés, et pas seulement le 21 juin!

 

   Non, je ne me tairai pas! Si les mots doivent tourner, autant que ce soit ceux là, ceux des rages et de la joie, plutôt que les mots gris, moroses de nos regards ternis. Regardez la fête nocturne du peuple tout le jour asservi, il espère en dieu, je préfère espérer en l 'humain.

 

***

 

   Oxalis envahissant jusqu'à la nausée. Envie de vivre, de rire et de danser, mais la sorcière résiste, dans son agonie, elle jette une poignée de graines. Les ignorer, la saison aura raison de l'invasion. Appeler les mots doux à la rescousse, les relire, les chanter, afin que graines volantes au vent ne puissent ensemencer la terre fraîchement labourée. J'appelle au secours tous vos mots d'espoir et d'amour, tous vos gestes tendres et la douceur du jour.

 

   Le journaliste otage a été libéré. Il cesse d' interviewer son geôlier et pourra raconter son histoire, l'écrire aussi s'il veut. Il me dit: va!! vis!! laisse vivre... laisse venir... laisse faire... vis l'insouciance et la liberté avant que le hasard ne t'enferme...  Le funambule, marche sur la liane tendue en chantant. Les mains crispés sur une poignée de graine, la sorcière, prostrée dans un coin, se fait toute petite ce matin, elle a peur de ne pas faire le poids, face aux amis venus aider le funambule. Il chante, chanson du coeur et du corps:

 

On joue avec la vie des autres

on joue, même quand on s' fait apôtre,

de la tendresse

 

On joue, on se parle, on se griffe

on souffre, comme des écorchés vifs

de nos faiblesses

 

On joue, on s'écoute, on se ment

non, pas d' projets, pas d' serments

pas de promesses

 

Et puis, un soir il est trop tard

on se quitte, sur des au-revoirs

plein de tristesses

 

Alors, écoute moi ce matin

je te dis: ta vie t'appartiens

je ne suis qu' étape du chemin

tu as droit à ta part de pain

           et d'ivresses,

         comme chacun

 

 

***

 

 

   Il pleut, je te laisse à ton rêve d'escargot, je reste cachée dans mon île, j'y suis bien, je flotte, sereine... aucune envie, aucun désir pour me troubler, m'agiter, un pas après l'autre, funambule calme et serein ne rencontre aucune difficulté à faire sa traversée. Traversée du jour, encore un qui passe, encore un de gagné, d'arraché à la vie. Chaque jour se doit il d'être utile? Accepter les mots négatifs: faignante. Oui, et alors? Qui a décidé qu'il nous faudrait sans relâche travailler? Et qu'est ce qui est travail? Qu'est ce qui ne l'est pas? Militant faignant, se repose, sèche un collage pluvieux, par flemme, ou bien, est il parent attentif qui profite d'une soirée avec ses enfants, ou encore rêveur infatigable en lutte avec ses mots? Qu'est ce qui est le plus utile, performant? Rages et tendresses naissent des mots du rêveur, le funambule a besoin de ce temps pour tendre sa liane et continuer à marcher, sur le chemin sans fin. Les mots qui jugent sont mots capitalistes: rentabilité, efficacité, utilité.

 

 Performance inutile du funambule sur son fil...

 

   Pensées agacées, troublées. Non, rien ne sert d'accroître la quantité d'agressivité qui circule sur la planète, funambule sur son fil, se tient hors de porté du toxique acide sécrété par l' oxalis, il complique sa performance, avance les yeux bandés, ses muscles seuls garants de l'équilibre, et laisse se croiser, sous son fil, les messages acerbes des gens pressés. On lui demande de répondre? Il répond doucement, espérant par ses mots abaisser le niveau des tensions. Il se découvre un objectif: traverser les journées le plus tendrement possible, tendresse envers l'humanité qui hurle sa douleur de vivre. Sa corde vibre sous les cris, il tremble mais son corps absorbe les pleurs de la planète, il tient l'équilibre et sourit. Le soir, il descend et écrit, en mots de vent, les larmes et les aigreurs qui ont fait trembler le fil de sa journée.

 

   Il est tombé...  douloureuse journée... des abeilles l'ont piqué pendant son travail, l'ont déconcentré, il est tombé... mais au soir, il retrouve la douceur, par la fatigue d'un travail militant méthodique et efficace.

 

   Libération de l' attente concrète en libère d'autres. Funambule n'a plus aucune attente maintenant, il aime, point. Et il aime aimer, il aime la projection de ses pensées vers l'autre, ça l'aide à marcher, alors que s' il pense à ses pieds, au travail de ses muscles et aux piqûres des abeilles, il risque la chute.

 

 

***

 

 

   Maudits inutiles tourneront sans fin,  fils à ta cheville qui te tirent et l'entaillent, funambule somnambule, ne pense pas  trop loin devant toi, mais aies toujours un pas d'avance, sois toujours dans le suivant, afin de ne pas t'arrêter et tomber.

 

   En cet instant, son amour avait la taille de ses renoncements, l'ampleur de ses dépassements, il était grand comme les creux, les manques, les vides de leur relation, il était fort comme leurs faiblesses. Cinquième jour de silence, et pourtant il était bien, bien dans leur lien. Mot nouveau au jardin d' oxalis, avait fleuri comme fleur  d' Atacama:[1] indépendance. Son sentiment et son bonheur, indépendants des aléas de la vie. Faire la fête pour un  mot? Fête de l'indépendance: ciné en solo, il s' est offert des images, provision de rêves pour tenir encore, aux jours prochains du silence.

 

  

 

   Voix graves de la ville font vibrer mon espoir. Travail de Sisyphe avance lentement, entrecoupé de mots plus puissants que tous les calmants, mais il avance quand même. Le soir, le résultat est là, mais la pierre à pousser m'attendra au matin. Page dominicale et solitaire, mots du funambule se font féminins.

 

 

***

 

 

   Oui, les mots sont farouches. Un rien les effraye. Ils ont peur de la lumière, préfèrent dormir à l'ombre des poiriers, ou des saules pleureurs, selon l'humeur. Ils ont peur du jugement, du rejet, ils sont comme des enfants captifs que je refuserais de laisser grandir et me quitter, mais après tout, ils sont à moi, ils sont  moi.  Lorsque dans la vie tout nous échappe, lorsqu' au destin on se soumet, lorsqu' on s'appartient à peine - vie, temps  et forces aux autres donnés- pourquoi ne pourrais-je posséder ce que je crée?  Garder mes mots, les câliner, les savourer, sel et sucre de mes journées.

    Les mots restent miens,  comme les corps se donnent, comme les vies se partagent, chacun devenant soi dans l'abandon à l'autre. Paradoxe?



[1]     cf Sépulveda: les roses d'Atacama

 

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Chapitre 3

 

S a i s o n   d' o x a l i s

 

 

 

   Peut on s'arrêter pour réfléchir, quand on est funambule? Oui, lorsque  la liane lâche, distendue, forme une boucle, il s'y assoit, comme sur une balançoire. Il y berce un moment son désarroi, contre-temps, contrariété, puis se lève et devient trapéziste, attrape des mots au vol, rebondit, voltige étourdi dans la grisaille.  Il a peur de déconcerter le spectateur, d'être incompris, que son maquillage de clown joyeux et résigné abuse un regard extérieur. Oui, lui seul connaît le secret de son coeur. Oui, il peut bluffer: c'est le sable de la piste, soulevé par le vent qui a fait pleurer ses yeux, oh, juste un instant. En scène!! la répétition est finie !! a crié l' Auguste blanc. En scène? D'accord, mais je suis libre de ma prestation, répond le funambule rebelle, aujourd'hui, la liane n'est pas assez tendue, je serai trapéziste. Peu importe, bougonne Auguste, du moment que ça plaît au spectateur. Le spectateur? Est ce pour lui que mon corps accepte de se mouvoir? Danse de la vie, seul, projecteurs éteints. Mots me mènent où je ne veux pas aller, où je n'irais pas, ils ne glissent que sur le papier, même s'ils suivent mes pensées.  En piste!! Hurle maintenant Auguste, rouge de rage sous son fard blanc, il est mignon, tout rose, comme ça!! Show must go on... se plaît il a rappeler. Funambule sort des coulisses, marche digne vers la liane trapèze, et s'écroule, face sur la piste. C'est la sorcière, fourbe, qui profitant de la confusion, a fauché ses pas d'un coup de perche lestée. Il se relève, il a mal, mais quand même aujourd'hui, il devra avancer. Allez...  de toute façon, spectateur est content, il aime voir les autres tomber, quand lui est à l'abri.

 

   Murer portes et fenêtres de l'immeuble, n'ouvrir que sur le jardin d' oxalis. L'été, c'est sa saison, tu en arraches un, dix repousseront, mais quel bonheur que ce geste d'arrachage où se déchargent toutes mes rages. Saison d' oxalis, l'immeuble sent l'été et ces autres lieux où je n'ai pas su être heureuse. Corps de lézards se réchauffent, oublient les blessures de l'hiver. Rien à craindre, pas de volets aux façades de verre, juste des voiles, drapeaux rouges aux fenêtres, invitant aux voyages.

 

   Je fuis dans mon pays de mots. Mes mains épluchent les patates du repas des affamés, ma tête écrit. Mes bras pendent le linge, mes mots volent chargés de lessive dans le vent du matin. L'histoire peu à peu se construit, processus d'écriture, parti des mots trop durs du ressenti quotidien, invente un univers, refuge et porte parole: l'immeuble, façade-vitrine, et pièces-abri, devient squat communautaire de la troupe du cirque de mes pensées.

 

   Passer de l'autre coté du miroir, t'y voir, militant contrarié, frustré, mais occupé utilement à bâtir le monde, tandis que je m'amuse, à perte, avec mes mots saltimbanques. Pas d'énergie aujourd'hui, mes forces s'en sont allées, se réfugier avec mes rêves, sur mon île. Île refuge, île asile, j'ai échoué sur ta plage à force de naufrages, page blanche comme plage, où je bâtis mon monde, fragile  sculpture de sable soumise aux marées. Pourquoi vouloir toujours faire? L'au revoir à la vie sera t' il moins triste si longue est la liste des choses faites? J'ai une liste secrète, que j'allonge en silence, celle des rêves et des mots suspendus, qui ne sont pas temps perdus.  Attendre pour le travail, que se réveille dans nos corps l'envie de bouger. Funambule ne monte sur son fil que plein d'énergie, il sait que sa marche devra être droite, tonique, il ne peut avancer courbé, à contre-coeur, à quatre-pattes. Je cherche dans les mots énergie et réconfort.  Vous êtes-là, qui coulez sans effort, même lorsqu'un silence peut faire craindre la source tarie.  Toujours ils reviennent, inutile que je les retienne, crispée, ils sont là, à portée de bras, pour toi, dans la chaleur des carillons de l'été. Ces mots seront liens même dans l'absence, cette année l'été sera serein. Et je reviendrai avec des provisions de mots à saisir.

 

   Ces mots sont nés sans engrais d' oxalis, douloureuse étape évitée, je me suis ruée sur la plage sans attendre, j' ai abandonné le jardin à l'invasion, renonçant à y cultiver quoi que se soit d 'utile. Temps malheureusement libéré, s'est fait temps de liberté, pour mes mots emmurés. Funambule en équilibre, « border-line » dirait un psy, n'a d'autre calmant, d'autre camisole, que feuilles de cellulose, et mines de graphite. Économie pour cette sécu qu' asphyxient les patrons, afin de l'offrir, prétendument moribonde à leurs pairs, faux-monnayeurs qui marchandent toutes nos valeurs.

 

  Tyrannie de la pendule, regret de devoir rouvrir l'immeuble, sortir affronter la lumière, les petits cris enfantins et les abeilles du quotidien. J'étais si bien, sur mon île, avec mes mots et Toi. Allez! J'emmène tout le cirque, maquillage rose aux joues fera mine rieuse, sourire forcé forcera l'humeur, musique de fanfare égayera la rue, parade-parodie. Pourquoi croyez-vous que le clown peint sur sa figure un si grand sourire? C'est pour mieux cacher les plis amers de sa bouche dépitée. Bravement il fait rire, que le coeur y soit ou pas. La vie est un grand cirque: en scène!!

 

 

***

 

   Non, il n'a pas eu besoin de faire le clown, petit funambule. Comme toujours, la poussée d'oxalis n'était qu'anticipation, et brave et courageux, il a su traverser le jour comme il faut. Les jambes un peu molles au début, mais vite repris par la danse de la vie. Des repères clins-d'oeil sur son chemin: progression d' oxalis au jardin du premier lézard de la saison, lui rappellent ses rêves et l'aident dans ses déambulations quotidiennes. Où est la frontière entre le réel et l'onirique?

 

 

***

 

   Il est  à terre pour une fois. Instant repos dans la chaleur de l'été, à l'ombre dense et accueillante des robiniers au feuillage délicat. De temps en temps, il lève les yeux de son livre, son regard adoucit par les mots tendrement empathiques de Sépulveda. L'abri a été rasé, enlevant au jardin son air désuet d'ancienne cour d'école, mais les murs restent, protecteurs. L'un d'eux, surmonté d'un grillage, sert de perchoir à une tourterelle. Mais le funambule ne voit que le barbelé, sinistre symbole avec ses pointes acérées, et ses pensées volent, rejoignent tous les privés de liberté. Ça ne change rien, lui chante le vent, l'invitant à l'insouciance en faisant onduler l'herbe comme verte marée. De l'herbe, oui, pas d'oxalis, il a vérifié avant de s'installer. En cet instant, l'oxalis n'était qu'en lui, persistant malgré la douceur du temps. Ça ne change rien? Otage mon frère emmuré, donne nous ton avis, de quoi furent faites tes pensées aux temps captifs? L'otage lointain promène son regard perdu sur la clôture qui le retient, ses yeux ne voient que l'oiseau, le grillage est trop intégré à son quotidien pour ses pensées voyageuses. Capacité à être ailleurs, aide l'otage à se libérer, mais oxyde l'été du funambule. Compétence ici inutile, devient nécessité quand la vie marche à revers.

 

   J'ai perdu le fil de l'histoire, c'est normal, le funambule me l'a volé pour marcher dessus!

 

 Musique vivante d'un piano, comme au temps du cinéma muet, remplace la traditionnelle fanfare du cirque et accompagne le chant et les pas du clown funambule. Pitre, il marche tel un Charlot aérien sur son fil, défie  la logique.

-J'aime pas ta chanson, dit une petite voix, d'en bas.

-T'as raison, répond le funambule, moi non plus je n'aime pas jouer avec la vie des autres, je préfère jouer avec les vagues, les faire grandir, les aider à transporter les coquillages d'un rivage à l'autre.

 

   On ne peut empêcher les vagues, mais leur forme varie en fonction de celle de la rive: plage en pente douce où elles se posent tendrement, ou falaise déchiquetée où elles explosent avec fureur, mais toujours les vagues vivent leur intensité, leur amplitude. Ce qu'elles n'aiment pas, ce sont les artificielles brise-lames de béton qui cassent leur énergie sans leur donner d'espace où vivre. Larmes-vagues pleuvent comme tes frissons, quand tu te fais nuage et que je nage dans le bleu de ton ciel.

 

   Funambule marche, perdu dans le rétroviseur de ses pensées, il y voit la sorcière,elle voltige au dessus de lui sur le trapèze, s'approche, menaçante, le frôle, et soudain... se propulse, les deux pieds en avant, percute la poitrine du funambule qui chute...

chute...

             chute...

                             vers le ciel,

                                                   ouvre les yeux sur le bleu et les nuages,

                                                                                                                    

                                                                           ...et se réveille sur le sable de la piste.

 

 

-Que t'est il arrivé, demande la petite voix?

-Rien... un étourdissement... Mais funambule se demande pourquoi vagues de bonheur  et vagues d'angoisse prennent la même forme. Peut être la vague n'est elle que l'expression de l'intense? Du désir? Et non du négatif. Dans ce cas, il pourrait aimer les vagues de l'oxalis, apprendre à les connaître. Non, pas pour les soumettre! pour les apprivoiser seulement, apprendre à vivre avec elles, malgré elles, ou même par elles et grâce à elles, peut être?

 

   Souvenir d'une de ces vagues d'extrême intensité, de douleur et douceur liées, c'était à l'aube d'une nouvelle vie, toutes les eaux se fendaient pour l'accueillir, menaçant de noyade. Pourquoi funambule cherche t'il dans la fuite refuge contre l'intense?

 

  

***

 

   Contre Toi, tout proche, et contre toute attente...

-Mais que fais tu? descends de là!  gronde Auguste, on n'a jamais fait ça! 

-Ben justement, moi j'essaye, répond funambule, je suis sur que c'est possible , s'il est bien tendu... 

-Il est fou, il est totalement fou... bougonne Auguste qui s'éloigne en se frappant le front, voilà qu'il essaye de marcher sur les fils téléphoniques maintenant, mais jusqu'où ira t'il? ...à l'autre bout du fil, la petite voix murmure: merci, éperdue d'un reconnaissant bonheur, contre toute attente, toute proche de Toi...

 

***

 

   Accepter les mots négatifs: agacée, énervée...  Oui, je me rêve bovin placide, chassant sans heurts les abeilles qui le gênent, ben non, je ne suis pas comme ça, j'ai plutôt tendance à leur décocher de vaines ruades, qui doublent mon énervement du malaise de la culpabilité. Agacée, énervée, tant pis, et ne plus tenter d'adoucir le climat, j'y perds mon énergie. Seulement, il n'est pas possible de monter sur un fil si l'on n'est pas serein, paisible... Confusion des sensations: agacement n'est pas vague d'oxalis, laisse fleurir la saison, tu as triomphé de l'hiver, du ravage de ses invisibles bulbes blancs, laisse l'énergie vivre en toi, même si tu as l'air moins patiente qu'aux périodes d'apathies. Ouf! C'est l'été. Funambule marche dans la chaleur et se vit africain, indien ou latino-américain, sa pensée s'élargit et s'apaise, il vibre d'énergies inconnues, insoupçonnées, qu'il partage avec le reste de la planète.

 

   Envie de caresser la mer d'oxalis, de frissonner à son doux contact, de m'y allonger, d'y rouler comme sur le sable, de m'y perdre, m'y noyer. Laisse-moi fleurir, supplie la mauvaise herbe, laisse moi fleurir, et mes bulbes blancs ne te feront plus souffrir. Funambule expert de l'extrême le sait bien: on supporte mieux les abeilles du quotidien et les coups de revers de la vie, quand on a un espace où vivre l'intense du bonheur. Vie fade et maussade supporte mal contrariétés et vents contraires.

 

   J'ai laissé venir la vague d'oxalis, je lui ai laissé le champ libre, je lui ai abandonné le jardin, l'oxygène a un peu manqué, les fourmis ont profité de l'aubaine, j'étais prête, j'étais d'accord pour aller au bout de sa vague, pour le laisser fleurir, pour perdre le contrôle, abandonner la maîtrise, mais il manquait encore d'espace, de temps, de sécurité, il veut tout, il manquait aussi d'eau, Ton eau, et il m'a fait pleuvoir. Alors il m'a dit, tu vois, à vouloir rageusement m'arracher, tu te prives de ma floraison, et ne connaissant que l'angoisse de mes bulbes, tu te trompes sur mon nom: je suis l'Intense, l'Émotion. Sans moi, pas de mots, pas d'amour, pas de poème, pas de chanson... mais aussi, c'est vrai, pas d'intense souffrance de l'âme, pas de désespérance... Pas de fleurs sans la plante! Désolé.

 

 

***

 

 

   D'une corde à l'autre... Tu me dirais de dessiner une poule... celle-ci vole au vent, j'y accroche mes idées fixes, et les enveloppes qui nous protègent et nous disent, s'y détachent sur le bleu du ciel. Il marche. Non! Il est fou! Au secours! Auguste appelle, affolé, venez voir!! Funambule s'applique, pas après pas, il avance sur les barbelés, il veut attraper la sorcière, c'est elle qui l'a entraîné là.

-Je fais ce que je veux! Mon corps m'appartient!

-Non! C'est aussi ton outil de travail, si tu blesses tes pieds tu ne pourras plus payer ta part!! Descends!!

Il avance, les pointes entaillent ses pieds comme crocs de chiens méchants pénètrent la chair. Sous le fil, il pleut, son sang. La sorcière est là, devant lui, perche brandie, elle marche à reculons, l'enjoint à continuer, tout en attendant sa chute. Au bout de la douleur, il dérape et tombe, c'est le moment que choisit la sorcière pour abaisser son bras, qui menace depuis tant d'année, et l'endormir à coups de perche.

 

   Il est encore par terre, dans la sciure ensanglantée -ben oui, c'est de la sciure par terre, pas du sable, le sable c'est pour la plage, le paradis- la vie est labeur, sciure et sueur. La petite voix est là, penchée sur lui, elle éponge son front.

-Arrête, tu travailles trop! Qu'as tu besoin de t'entraîner la nuit? Regarde, tes pieds sont tout blessés, et tu vas te casser quelque chose, un jour, à force de tomber...

Funambule se tait. Taire la douleur, taire la peur. Cette fois, il y était presque, il a bien cru attraper la sorcière pour lui tordre le cou, mais au dernier moment, c'est elle qui l'a battu. La prochaine fois, il sera plus fort, plus endurant. Il a peur...

 

   Il a peur... que Toi aussi tu aies peur, de ses mots, de ses images...

 

  Ces mots saisis l'ont lessivé, il craint d'encercler ses journées de cordes à linge barbelées. Puis il a honte, car si lui souffre dans sa tête, d'autres connaissent le concret de la souffrance. Taire la douleur et sa peur, et marcher, avancer... ne rien dire surtout, sinon Auguste ne voudra plus qu'il monte et l'obligera à faire le clown, loin de l'intense de ses vertiges. Ne rien dire... qu'à Toi...

 

  Certains mots, parfois, on n'aime pas les relire. Les poser soulage, déleste, mais il faudrait pouvoir les enfermer dans un grimoire, dans la plus haute tour d'un château perdu au plus sombre d'une inextricable forêt. Oui, mais depuis mon rêve, Tu es le prince lecteur qui défend l'accès à la tour, tu as accès au grimoire, tu le protèges des souris voraces et tu me protèges des francs-tireurs embusqués, c'est la règle du jeu: laissez vivre toutes les vagues, ne me reste que le choix des mots pour les décrire.

 

   Ne sois pas inquiet, Honoré, je vais bien dans l'apaisement des mots posés, je vais vers la vie, calme, je joue le jeu, tranquille. Je suis un peu étonnée, en relisant, une fois la vague passée, cela me paraît étrange d'avoir eu de telles pensées, j'essaye de ne pas en avoir honte.

 

   Les bulles font bouillonner la mer...

 

 

***

 

 

   Une pensée ce matin: peut être l'agacement est il manque d'intense? Alors on s'en crée, avec ce qu'on a sous la main, on réagit fort à ce qui n'en vaut pas la peine. Je vais rejoindre mon île, j'y serais en phase avec toi, avec tous les participants. Mais mon île est au milieu de l'océan, tu sais, là où la lune produit sa plus forte attraction, la marée y est donc inverse, lorsqu'elle est haute aux plages des continents, elle est basse sur mon île, et inversement. La montée de l'oxalis et les piqûres de l'agacement, suivent ce rythme de phases opposées. L' intense me repose et me calme. Respecter l'oxalis me permet de conserver mon énergie.

 

  Atelier d'écriture: demandez aux participants qui peut écrire en balayant, je peux animer un atelier de TP si vous voulez: dans une salle poussiéreuse, distribuer des serpillières, et voir qui se jette, par moment sur les feuilles disposées autour de la pièce, sur des tables. Ce sera un atelier pour les hommes uniquement. Voyons, Messieurs les écrivains, ce qui flotte dans vos têtes lorsqu'on occupe vos mains dans la saleté et l'inconstructif?

   Excusez moi, si je deviens amère, c'est que m'assaille la conscience aiguë, que si je n'étais pas femme, je serais parmi vous aujourd'hui, légitimement, et non ici à taper ces pauvres mots entre une vaisselle et les courses au marché. Oh, j'adore les courses au marché, la question n'est pas là... Il est 10 heure... je vous passe le relais des mots, ainsi toujours quelqu'un pour veiller sur eux, les aimer. Je pars dans mon île et vers mes obligations féminines et vous dis à bientôt...

 

   Non. Je veux rester douce, je veux garder un regard tendre sur la vie et ses habitants. Si j'étais née homme, avec le même caractère que celui que renferme mon corps de femme, j'aurais eu à supporter une culpabilité de plus, j'aurais voulu expier pour tous les machos et les bourreaux. Je préfère faire partie des opprimées, même si je le suis moins que tant d'autres, mais peut être un peu plus que mes compatriotes contemporaines. Une pensée pour toi, amie qui su te libérer. Tristesse ce matin, désarroi devant la croisée des chemins: ai-je fait les bons choix? Ma marée descendante rejoint mes premiers mots, et soudain apparaît un phare à l'horizon: l'envie de donner à lire...

 

   Non, je n'ai rien à regretter, je n'aurais pas su participer. Mon écriture est ménagère par force, par habitude, et c'en est devenu maintenant la structure. Incapable de rester à sécher devant une feuille, dès que les mots se taisent je lave des assiettes, ils reviennent, coulent avec l'eau de vaisselle, je les note à la va-vite ou rejoins mon ordi. Je n'aurais pas pu être parmi vous. Je vous imagine, entraînés, surs de vous et de ce que vous venez faire à l'atelier, et moi, muette devant cet espace libre, trop libre. J'ai besoin de mon tablier, non pas pour m'enlaidir ou m'humilier, non, pour savoir qui je suis, pour structurer l'espace: lieu de vie, de travail, ou d'écriture, ce sont toujours les mêmes murs. J'ai besoin de mon tablier... peut être aussi pour pouvoir le rendre, un jour... Je n'aurais pu écrire comme vous, il aurait fallu parler de frontière, je n'aime pas les consignes, j'ai suffisamment de contraintes par ailleurs, écriture est mon seul espace de totale liberté: sans aucune frontière. 

   Parfois l'oxalis pousse au milieu des mots, j'en suis désemparée, c'est quand affleurent des mots forts, ou négatifs. Oui, pas assez humble, pas assez modeste, je n'aurais pas pu être parmi vous, car je craints votre regard sur mes mots, je n'aime pas qu'on en dise du mal. Écrire ce que je veux est mon seul luxe, ma respiration, je n'ai pas envie qu'on me dise comment faire mieux, je me moque totalement de faire mieux. Voilà, amis inconnus, frères des mots, pourquoi ce matin, je suis là, à quelques kilomètres, avec vous malgré tout.

    La seule chose que je regrette c'est d'être privée de vos mots, de vos regards sur la vie, parfois aux samedis chagrins, funambule cherche refuge dans les mots des autres pour oublier les siens...

 

   Impression que cette confiance en moi qui me fait tant défaut grandit au fil des mots: oui, mots tracés sont preuves: je peux penser! Je suis affectée au lavage des latrines, mais je résiste! Je pense! Je crée malgré tout! Auguste s'est fâché, après la n ième chute, il m'a dit: tu ne monteras plus.

-Mais je ne sais faire que ça!

-Tu seras clown, tout le monde peut.

-Je refuse.

-Alors tant pis, on a besoin de bras pour balayer la sciure, nettoyer les crottes des animaux...

Ça m'est égal, le jour je travaille à leurs ingrates tâches, il faut bien qu'elles soient faites, autant que ça soit par moi, cela m'épargne la compassion et la culpabilité de voir un autre les faire, et le soir, la nuit, aux heures vides des jours, je monte sur mon fil. Auguste ne dit plus rien, il s'en moque que le balayeur se casse une jambe. Il est parfois libérateur de faire ce que tout les autres peuvent mais ne veulent faire. Un mot, un jour, dans un livre m'avait plu: prendre la place la plus basse, la plus humble, afin que personne n'ait envie de me la prendre... me mettre ainsi à l'abri du rejet.

 

   Mes mots me vengent, par eux j'existe. Alors comment voulez vous que j'accepte de leur imposer des frontières? Ils en on trop déjà, la pendule en est une: si tu ne sors pas maintenant, me dit elle, tes enfants n'auront pas de pain!

 

 

   Tristesse n'est pas vague d'oxalis, faut pas confondre.

 

Vague d'oxalis est cri:

j'ai envie... j'ai envie...

d'être ailleurs!

de faire autre chose!

d'être autre!

 

 

***

 

   Ben oui, j'avais pas pensé à ça, songe funambule en regardant sa remplaçante évoluer avec grâce sur son fil... le numéro fait partie du programme, Auguste a embauché quelqu'un d'autre, une femme...  Funambule soupire, amer, en balayant les coulisses... sur mon fil! elle est sur MON fil! répète t'il en serrant rageusement le manche du balai.

 

   

    À  chaque fois que sa remplaçante est sur le fil, il reste immobile, en bas. Il la regarde. Ils ne se sont encore jamais adressé la parole, elle ignore qui il est, mais il sent que quelque chose peut avoir lieu entre eux, quoi? Il ne sait pas. Est ce juste parce qu'il est homme et qu'elle est femme? Non, c'est beaucoup plus que ça, quelque chose qui les unis, leur amour du vertige peut être? Auguste ne dit plus rien, les spectateurs se sont habitués à cette sombre silhouette adossé au poteau, nuque cassée vers le plafond, peut être pensent ils qu'il est là pour la rattraper en cas de chute?  

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Chapitre 4

  

R ê v e s  d e  s o r c i è r e,

c a u c h e m a r s  d e  f u n a m b u l e s

 

  

   Il me semble que vous m'échappez. Il vous aura fallu trois chapitres de croissance pour vous libérer de moi, de Toi. Mais je compte bien vous suivre, de loin: sur les fils de la vie,  mes personnages  courent devant moi, prennent leurs distances, leur autonomie.

 

   Tu es resté des mois comme ça, sans rien dire, à l'observer. Tu t'en allais toujours avant qu'elle descende, et pendant sa traversée, concentrée, il n'est pas sur qu'elle t'ait une seule fois remarqué. Mais elle sentait une présence, un regard chaud et attentionné. Tu admirais ses évolutions, les libertés que son corps de femme permettent, gestes sensuels qui seraient ridicules exécutés par un homme. Et oui, toi, pour te renouveler, tu n'avais pas d'autres choix que des prouesses techniques, alors qu'elle, peut tout changer en quelques mouvements gracieux. Tu regardes, tu es dépassé. Au début, tu as cru que la jalousie ferait écran entre elle et toi, c'était ton fil après tout. Mais non, de ce sentiment tu n'as pas été capable, de suite tu l'as aimée, sans raison, en ne l'ayant jamais vue que cinq mètres au-dessus de toi, simplement parce qu'elle partageait le vertige dont tu rêvais sans cesse.  Alors tu as eu envie de l'aider, de lui montrer les ficelles du métier, car tu voyais bien que tu étais plus expérimenté qu'elle. Tu avais envie de lui crier: non! pas comme ça! regarde, comme ça , c'est plus facile... Mais tu ne disais rien, tu ne cherchais pas à la rencontrer à terre. Peur du rejet?

 

    Tu ne t'es révélé qu'à sa première chute. Tu es venu à elle, la réconforter, la relever. Sonnée par le choc, elle t'a cru d'ailleurs, de l'autre côté de la frontière de la vie, c'était la première fois qu'elle te voyait. Qui donc fait attention au balayeur?

 

   Après ce premier pas, tu es encore resté quelques temps distant, hésitant. Puis un soir où l'immeuble était tranquille, où les autres artistes étaient de sortie, tu l'as rejointe sur le fil, où consciencieuse elle s'entraînait sans relâche. Elle avance, appliquée, elle ne te voit pas monter à l'échelle, elle regarde droit devant elle et ne t'aperçoit qu'au moment où tu fais ton premier pas au dessus du vide.

-Que fais tu? C'est beaucoup trop dangereux! Trop haut! Ça ne s'improvise pas, il faut des années d'entraînement, arrête!!

Mais pendant ces mots tu as déjà fait quatre pas vers elle, sans la quitter des yeux. Vous vous rapprochez alors l'un de l'autre, en silence, jusqu'à ce que vos mains se touchent, puis, subrepticement, vos lèvres. En amorçant les pas qui vous éloignent, à reculons, elle murmure: je ne savais pas... excuse moi. Une fois à terre, vous vous étreignez:  rencontre.

 

 

***

 

   Ah! la sorcière exulte, enfin! enfin j'ai réussi à les réunir... la rencontre va être cinglante et sanglante, car je les possède tous les deux!

 

    C'était ça! J'ai compris, c'est la sorcière qui m'a volé mes personnages! Mais elle va voir de quelle étoffe ils sont! Car si elle me dépossède de leur histoire, ils restent maîtres de leur âme.

 

   Une nuit, une seule nuit, dit la sorcière qui me défie au bras de fer, je leur accorde une nuit, on verra bien ce qu'ils en feront. D'accord pour le défit, l'affrontement, je crois en eux: que l'on ouvre les paris!

 

   Ils ont donc une nuit devant eux, seuls dans l'immeuble. Je ne suis que narrateur, c'est la sorcière la scénariste, mais eux restent eux mêmes, j'en suis certaine.  Ils sont allongés, l'un près de l'autre, ils se parlent, se caressent,  se désirent. Ils n'entendent pas la rumeur qui gronde: la vague d'oxalis qui progresse,  les rejoint, les encercle, envahit l'immeuble, la pièce, le lit. L'oxalis  libère son acide...  Non! S'ils sombrent ils seront à la merci de la sorcière! Le sommeil est son royaume, elle est maître des rêves! Elle va les éprouver et je ne pourrai rien faire, que raconter. Mais la sorcière s'endort aussi, elle n'a pas pensé à se prémunir contre les effets de son arme. Les deux funambules sont nus sur le lit d'oxalis, elle dit: j'aimerais t'offrir le sang que la femme offre à son premier amant, je voudrais par toi connaître la douleur que provoque la première étreinte. Il dit: j'ai peur du réveil de ma puissance masculine, il est des réveils violents de tant de forces retenues. C'est brouillard autour d'eux, le lit est une île verte, isolée, plantée d'arbres géants. La sorcière, le cerveau imbibé d'acide oxalique, tire les fils de leur destin. Ce qu' elle voit, ce qu' elle imagine, en fouillant dans les recoins enfantins de leurs consciences, je n'en dirais rien, il est des mots trop chauds, chacun imaginera les siens. La sorcière rêve, funambules cauchemardent, ils crient et se réveillent plein de larmes et de sang. Ils se consolent, il fallait bien une raison au rêve de consolation, alors ils font l'amour et ce n'est que douceur:

 

 

elle ne veut pas plus qu'il ne peut

il peut aussi loin qu'elle veut

une nuit...

  

 

 

 

 

 

 

   La sorcière s'arrache les cheveux. Raté! Mais qui sont ils pour triompher ainsi de moi?

 

 

***

 

 

   Il est dur de se réveiller, pour peu qu'on ait dormi, noyée par la vague qu'on croyait avoir apprivoisée. Au moins, ainsi suis-je à l'abri, si mes mots trop chauds me condamnent au bûcher. Une fois la marée retirée, La plage a t'elle honte de la dévastation à perte de vue, des détritus qui la jonchent? En est elle responsable? Non, elle sait que reviendra la vague, qu'algues desséchées se redresseront. En attendant, les coquillages s'enfoncent dans le sable, à la recherche de l' humidité vitale. Et de vague en vague, j'apprends à m'offrir des bouquets de fleurs d'oxalis.

 

 

   Au matin elle lui dit: je ne peux t'appartenir, je suis liée. J'aimerais te délier, répond-il.

-Pour mieux me relier?

-Non, pour te libérer, tu es libre de tes attachements, comme chacun.

-Mais...

-Oui? Vas-y... dis.

-Pourquoi ne pas faire le numéro tous les deux, un duo sur le fil?

 

   Est-ce la peur de ces mots qui le fait fuir? Ou la peur de la sorcière? Il part, sans prévenir, se cache dans la montagne. Qui rencontre t'il dans ses rêves de troglodyte? Le voit on d'en bas, longer les falaises, marcher au bord des précipices? Il a besoin, par moment, régulièrement, de se perdre dans l'immensité, pour se rappeler qu'il est fourmi humaine, impuissant, et rester humble face à la Terre. Il sait la folie humaine, destructrice, meurtrière, mais se soumettre ainsi au minéral et aux éléments le rassure: il reste des lieux difficiles à atteindre, à souiller, les éléments peuvent encore s'imposer à l'homme et lui infliger des dégâts pour lui rappeler sa petitesse et son rôle  sur la terre: cultiver, prendre soin, et non piller, soumettre...

 

   Il revient, ses replis d'escargot ne durent jamais très longtemps. Il revient lui apporter sa réponse, balbutiante et peu cohérente:

-Non, marcher à deux sur le fil est extrêmement difficile, cela modifie la tension, et parfois... il m'arrive... enfin, il y a des moments ou peut être nous serions trois... puis,  parfois je chute, ce qui provoquerait un brusque soubresaut et t'entraînerait à ton tour, je ne veux pas... je ne veux plus monter, je ne peux plus...

 

   Alors funambule erre et titube, à même la terre ferme. La marée basse lui dévoile l'horreur d'une plage meurtrie. Des trous dans le sable froid se sont accrochés à ses pensées, comme sa corde à linge devenue barbelé biquotidien. Fragile funambule perd l'équilibre sur le bitume lisse d'obstacle, vertige sans hauteur, ses pensées captives, ailleurs. Captives des mots des autres et de leur trop dure réalité. Et ce fragile funambule lui, n'a même pas de raison, pas de raison connue à sa fragilité.

  

   -Oh, merci, c'est gentil de me rendre visite, mais tu aurais du me prévenir, j'aurais balayé les toiles d'araignées du plafond, j'aurais chassé la sorcière. Comment? Tu ne la vois pas? Ah bon, tant mieux alors. Tes mots m' ont rejoint dans ma fragilité, mais moi, de quel témoignage, de quel passé ma fragilité est elle dépositaire?

   Je n'aime pas le froid non plus, il m'arrive en marchant l'hiver, de penser que c'est la plus simple des tortures d'atteindre l'homme dans ses besoins élémentaires, de nourriture, de chaleur, de dignité. Alors je marche avec le froid, la culpabilité de m'en plaindre, et la peur de ne pouvoir le supporter, au besoin. Ça fait beaucoup à gérer d'un coup! Comment savoir de quelles images, de quelles fidélités nous sommes porteur? Sur combien de générations l'exil marque t'il son sceau? Dites moi, bruns vosgiens...  Dites moi d'où me viennent ces images de barbelés, de crocs de chiens-policiers, de neige et de sang?

   Peut être fragilité est elle fuite, refuge? Soulagement de se dire que dans la pire des situations on n'aurait pas à endurer trop longtemps, on partirait avec les premiers, avant d'avoir le temps de trahir sa dignité ou ses frères.  Peut être n'est ce pas moi qui suis fragile, mais mon fil? Me faut il pour autant y marcher prudemment, à petits pas? J'ai l'habitude de marcher jusqu'à épuisement, mais parfois la fatigue  vient tôt, et  trop souvent, sur le chemin, et je me décourage d'être si faible, quand j'aimerais tant être utile.

    Merci de ta visite, amie, peut être les mots sont ils fait pour ça: pour renvoyer chacun sur son propre chemin, tout en l'ouvrant aux autres, à l'humanité: fourmi dans la fourmilière. 

 

***

 

  Je me demande... l'immeuble m'est apparu au tout début comme ruine sur la rive, balayée par les vagues, portes et fenêtres emportées par les marées.  Je l'ai vu ensuite en construction, parpaings nus aux ouvertures non encore closes, abandonné avant les finitions, en perpétuelle attente de digues protectrices. Je me demande maintenant s'il ne serait pas plutôt en restauration, en mutation, nouvelle bâtisse sur d'anciennes fondations. Comment répondre à cette demande?

 

  Je tiens aux vagues. La structure ce sont les vagues, l'oxalis n'existe que par vagues, il n'est pas là, comme ça, un beau matin, sorti de terre ou de nulle part, non, il progresse, s'étale, puis se retire, reflue, avant d'envahir à nouveau l'espace du jardin et de l'immeuble. Parfois, une vague plus haute détruit un peu, rogne un mur, emporte un rideau, un objet cher aux humains, je regarde, je relate, je peux minimiser, ôter un mot, adoucir une idée, mais je ne peux cacher, ignorer, sinon à quoi bon ce travail? Tout projet a une structure et une règle du jeu, celles de ce texte sont fidélité aux vagues et respect de l'oxalis. C'est une expérience, peut être une cure (attention 15 grammes d'acide oxalique peuvent empoisonner un humain), ou une thérapie, en tout cas, un apprentissage.  Mais tu as raison, oxalis est le coeur, oxalis est l'être, la vague n'est que sa forme, sa façon de venir à nous, d'être au monde.

   Quand clore un chapitre? Quand il est mûr. Quand les mots, à force d'être lus et relus, se détachent de moi, perdent leurs forces, s'allègent de leur poids émotionnel et se sentent prêt à s'envoler vers toi, lecteur... Ou bien est ce la vague qui détermine le chapitre? De sa montée à sa descente, mots surfent sur elle, chaque chapitre une marée. A marée basse, la mer retirée, mots me paraissent étrangers, ridicules, et il faut toute la puissance de mon contrat de départ pour ne pas supprimer les phases trop exaltées, les mots trop forts pour mon insignifiante réalité. En écrivant ceci, dans quelle vague suis je? Je me sens hors de portée de l'oxalis, normale et rationnelle, le suis-je vraiment? Où est le vrai moi? Il est mouvant, est ce possible? Acceptable? Communicable?

   Je rêve de stabilité, mais suis-je sûre de vouloir renoncer aux vagues et à l'ivresse de l'oxalis? Et où me stabiliser? Dans quelle vague? À marée basse d'une plage dévastée? À marée haute euphorique et survoltée, mais agacée par les abeilles qui l'accompagnent?    Sur mon fil!   Oui! Sur le fil, à l'abri des vagues, à l'abri de l'oxalis, sans pour autant l'arracher, profiter de ses fleurs, en faire des bouquets, et les offrir. Mais seulement à ceux qui ouvrent leurs mains, j'ai trop peur du geste de dégoût rejetant cette brassée de mauvaises herbes. -Un bouquet de fleurs d'oxalis! Quelle idée! -Mais la fleur est jolie... -Je ne sais pas si elle est jolie, c'est un parasite, je ne regarde pas les fleurs des parasites... Non, vraiment, mes cadeaux ne plairont pas aux jardiniers.

 

   Donc... il faut que je remonte sur mon fil...

 

-Viens... murmure t'elle. Elle s'est assise à coté de moi, elle passe un de ses bras autour de mes épaules, viens... je te le demande... rien ne t'oblige à monter en public, non, viens, rien que pour moi, rien qu'avec moi. Je veux être avec toi, jusque dans tes chutes, à deux nous seront plus forts contre la sorcière... viens...

 

   Funambule s'est levé doucement, péniblement, la tête floue de tant de mots, il l'a suivie, ils ont marché toute la nuit, pas après pas, jusqu'à lui redonner sa confiance perdue. Cette nuit là, la sorcière n'est pas venue.

 

 

***

 

   Fatigue, de quelle vague es tu? Es tu racine d'oxalis? Je suis sur le fil, au milieu de la corde, tu bloques mes jambes, brusquement, tu absorbes toute mon énergie, comment empêcher le vertige, éviter la chute?

 

  Funambule rêve, il pense, se revoit, enfant sur la poutre. Déjà, il aimait ça, le contact avec le bois, le geste du pied qui caresse latéralement la poutre pour préparer le pas suivant, la tension des muscles, précise, lente. On peut prendre son temps, la précipitation est néfaste, la vitesse peu recommandée. En marchant, il oubliait déjà tout. Il pense, il rêve, en l'admirant évoluer, là haut, à sa place.

 

   C'était le dernier matin, la dernière possibilité de bulle. Demain, les stagiaires vont arriver, pour lui, maintenant relégué à l'intendance, ça va être un surcroît de travail, et il n'aura plus un instant de libre, ces instants de rêve, ce silence, dont il a tant besoin. Mais au lieu d' en profiter, quelques heures encore, dernier matin avant deux mois, il fuit dans une activité frénétique.

 

   Il pense à elle, à la façon dont leur relation se construit, grandit, évolue. Il aime ceux qu'il admire, ou il admire ceux qu'il aime, encore une poule à dessiner, et là... avec elle, pour la première fois, il aime sans se sentir inférieur. Il monte sur le fil, toujours en secret, il marche, il pense. Il pense, glisse dans un rêve, il a mis le feu au champ d'oxalis et s'est réfugié sur sa corde, il dérape, crie!  Elle est là, près de lui, écoute attentive.

 

 

Poussée d'oxalis est cri:

Non! Non! non!!!

 

 

   Cri muet et lâche dans la nuit, qui fuit les mots et les conflits. Alors oxalis s'étend et le corps fuit, se cache, cherche à se faire oublier. Peut être une issue: ne plus fuir, accepter ce que veut la nuit et son dormeur, mais changer de rêve, troquer les vieux rêves de soumission contre un songe de nécessité? Quelle force dans la rage? Quel message dans les mots retenus?

   Équilibre? Stabilité? Un mot de funambule peut il charger la perche dans le mauvais sens et provoquer une chute? Personne ne souhaite chuter, mais descendre peut être? Il ne sait pas... Funambule incapable du moindre choix, se laisse porter par les demandes, sans jamais s'autoriser à en formuler lui même.

-Dis, lui objecte funambulette, t'as conscience qu'avec un tel système on n'irait pas loin?

-Je rêve d'un monde de don, où chacun dirait ce qu'il a envie, ou se sent capable d'offrir, aux individus et à la communauté. Je te dirais, funambulette, j'ai envie de t'offrir de l'amour, mais je ne te demanderais rien en échange, rien, ni mots, ni gestes, ni présence, ni engagement. Tu répondrais, si tel était ton voeu, moi aussi, je veux t'offrir de l'amour, et tu m'offrirais ce que tu veux, selon les élans de ton coeur et de ton corps, sans rien attendre de moi. De mon coté, je prendrais ce que je veux. Ce qui détériore l'amour, ce sont les attentes, souvent inassouvies, ou mal comblées.

 

  Moi, qu'ai je à t'offrir? De la tendresse, de la douceur, des mots, des bouquets d'oxalis, et des pensées, des milliers de pensées. Tu prends ce que tu veux, tu laisses le reste, cela ne me vexera pas, j' offre, je ne fais pas des demandes d'acquisitions!

 

   Bon, maintenant est-ce que funambule lui décrit la société dont il rêve, avec arguments, contre-arguments, mise au point des détails?  Ou bien, est ce qu'elle comprend, lui offre son silence comme approbation, et accepte la douceur qu'il propose? Ils peuvent toujours rêver, le monde ne changera pas de leur vivant. Bousculer les autres, forcer la mise en oeuvre de leur voeux, leur paraît trop violent, destructeur. Alors... alors elle ouvre grand ses bras, son corps, accueille la tendresse qu'il offre, accepte les miettes d'un paradis qui n'existe pas, qu'ils créent de leur nostalgie, elle lui offre à son tour l'étreinte muette, les mots dépassés. Pourtant, elle lui murmure: tu sais, je t'offre même ma tristesse, comme cadeau trop beau. Ma tristesse et l'énergie qu'il me faut pour la dépasser, pour avancer malgré tout et au delà, même quand la gorge me serre, de la nostalgie de tes mains et de tes baisers.

   Dans l'immeuble envahi de vie, ouvert à tous vents, sans portes, les rideaux battants aux fenêtres, funambulette attend. Elle se réfugie au jardin d'oxalis, aux heures chaudes du jour, à l'ombre mince d'une corde, elle attend, que passe le temps, et qu'il ramène dans le vent léger, la promesse d'une bulle, arrachée à l'instant.  Ce moment viendra, elle le sait: confiance est son mot bouée. Le temps, il faut l'apprivoiser, lui offrir du beau, du réconfortant, des mots, des fleurs et de la lumière, des bonjours et des sourires, respecter l'oxalis et ses envies, et ses refus aussi, même si c'est moins évident... Funambulette  apprend le temps et les milliers de gestes insignifiants qui font vivre un amour, même privé de jour.

 

   Symboles faciles, je vous fais vivre dans mon jardin, à l'ombre de l'oxalis, langage pour nous seuls, je vous crée un univers, porteur de rêves et de beauté. Un jardin porteur d'un secret.

 

   L'idée de secret amuse funambulette, l'amuse et la soutient, elle se sent forte de ce que les autres ignorent, parfois elle pense: s'ils savaient... s'ils savaient mon bonheur et qui me l'offre...!  La vie continue son cours, les répétitions, les numéros, chacun est occupé, tout le monde travaille, des querelles éclatent et s'apaisent, des conflits, des rancoeurs, naissent et meurent, l'immeuble se construit, le spectacle s'améliore, et personne ne sait... funambules se retrouvent au creux des vagues ou sur leurs crêtes, quand tous sont occupés, dispersés, en secret, en silence, juste un regard ému de reconnaissance, quand ils se côtoient dans la fourmilière, s'ils savaient... pas sur qu'ils approuveraient!

   Les yeux clos sur son bonheur, afin d'empêcher que ses images ne s'échappent, elle sème en secret des fleurs dans le jardin du funambule, en respectant l'oxalis, entre les bulbes, il ne sait rien encore, il fait trop nuit pour lui, la sorcière n'a toujours pas dit son dernier mot, alors elle sème du bonheur, pour elle, pour lui? En se disant que ça peut toujours servir, un jour... pour un bouquet.

   Pourront ils une fois se promener ensemble au jardin d'oxalis, en plein jour? Elle n'y croit pas, elle n'y croit plus, elle ne sait même plus si elle le souhaite, mais en rêver, oui, elle peut. Alors, elle sème en rêvant... et le présent se fait douceur.

   Il est soucieux, funambule, il s'isole, s'assied souvent au pied d'un arbre. Il ne t'avait pas dit, sa branche paternelle menacée, atteinte dans sa sève, il n'en savait pas assez, juste trop pour  avoir peur, très peur, au point de fuir. Il t'avait juste écrit, à quelques temps de là, la vague d'oxalis et son reflux, puisé dans la conscience d'être enfant de la planète, menacé comme chacun dans ses racines, ses attachements. Puis il avait fui, lâche, jusqu'au bout de la fuite, jusqu'au déni, le refus de faire face, fuir hors de portée de l'oxalis, jusqu'à ce que la corde brûle et se rompe. Alors il a affronté sa peur, une petite soeur de la sorcière.

   La sève se régénérera... espérons. Les mots parfois font peur... plus peur que la réalité dont ils parlent, les mots parfois sont trompeurs, et là, tu vois, j'ai besoin de le croire.

  

   Le chapitre s'étire, s'éternise, je crains qu'il soit long comme la saison. L'envie me rattrape de parler, juste parler, en marchant sur un chemin de mousse. Parler de mots, d'étoiles, de bulles, d'îles et de funambules... juste quelques mots... J'aimerais te faire partager mon été, mon envie de marcher dans la ville surchauffée, mon envie de vent et d'herbes à caresser. Chaque jour, sur le trajet, la haie du jardin du premier lézard effleure mon bras au passage, je lui rends sa caresse, de ma main, chaque jour, sur le chemin.

 

   Ce matin, la caresse de la haie était mouillée, mon jardin n'aura pas soif, mais le linge sera privé de vent, ce gris calme s'accorde à mon humeur, tout va bien. Je suis bien là. Bien à la place que j'ai choisie d'accepter, même s'il s'agit d'une fuite, d'un refuge, d'une cachette. Je suis bien. L'hiver fut dur, très dur... au point de craindre le prochain. Mais j'y ai beaucoup appris. J'ai appris  à aimer, à attendre, puis à ne plus attendre, à écrire, à lutter, à parler et à recevoir les paroles des autres, j'ai appris à chercher ma place, à la trouver et à l'aimer. J'ai cherché une mère, j'en ai trouvé, j'en ai perdu, et j'ai finalement appris à m'en passer. L'hiver prochain sera plus serein. Je suis bien quand coulent les mots ainsi, rivière lente, apaisée. Ils sont loin les torrents de printemps, les déluges de l'automne, la pluie était fine aujourd'hui, calme.

 

    Montée de la vague, attaque acide de l'oxalis, fondations fragilisées par les bulbes, le jour où il s'écroulera, ce jour là, il faudra que je continue à vivre dans les ruines de l'immeuble, alors... je m'entraîne, je cherche des îles souvenirs, des nuages rêves, ils passent, bulles de fraîcheur dans la chaleur de l'été. L'oxalis est là ce matin, profitant de ma fatigue pour proliférer. Besoin de consolation. Mais peut être toi aussi? Tu me diras... ton repli d'escargot et ta chute dans un trou, je sais, je n'ai rien à redire... juste à me soumettre à la réalité et fuir... du travail... un fil... Peut on monter sur un fil les yeux brouillés?  Oui, les pieds savent, les laisser gérer. Il  y a des rêves beaux, et des preuves tangibles, concrètes , que ce n'en sont pas, que c'est la réalité, même cachée. Mais secret, absence, silence, quel concret leur opposer?  Des mots... des pensées... Funambule marche en pensant, il me rattrape, me relève, me dis -regarde au bout du fil, jamais tes pieds.

   Tout est il supportable? Tout dépend t'il du rêve qui porte nos vies?

   Avoir toujours un scénario en réserve, un rêve pour dépasser les difficultés. Elle est morte d'avoir osé défier les lois et les traditions[1], leur châtiment sert de mise en garde aux autres, maintenant, mais quand leur histoire sera légende, peut être sera t'elle source de rêves et de forces pour d'autres amoureux de la liberté? J'ai l'impression que je pourrai m'adapter à tout, à condition de trouver le bon scénario, à superposer à la réalité, comme un calque à la fois camouflage et explication, une brume qui transforme, adoucit et embellit, ou durcit et relativise.

 

   Oui, je sais , je vous abandonne un peu, vous êtes pourtant aussi présents, aussi palpables, mais je vous ai laissés suspendus à votre fil pour suivre celui de mes pensées. J'espère que vous n'êtes pas en position inconfortable, mais peut être continuez vous à avancer sans moi? Qui sait où et dans quel état je vous retrouverai? La raison de mon abandon: un voyage, lointain. Je suis de plus en plus souvent, à mesure qu'avance le temps, sur la planète dont les trois lettres prennent de plus en plus de place dans ma vie. Non! Tu ne dois pas me dit la petite voix, tu n'as aucun droit, tu ne fais pas partie de l'histoire.

   Non... je dois revenir à la quiétude...

  

   L'urgence, l'urgence d'écrire. Funambule ne cherche pas à intervenir sur le cours du temps, il préfère laisser les choses faire, advenir... Oui, funanbulette, je sais, si tout le monde fait comme moi... mais justement, ça tombe bien, tout le monde ne fait pas comme moi, et pourquoi devrais je faire comme tout le monde? Où êtes vous, d'ailleurs, vous aussi? Ah! Là! Sur le fil, distendu, assis tous les deux comme sur une balançoire, il te berce tendrement, tu en as de la chance, vas... mais que regardez vous avec ces yeux effarés? La sorcière? Elle  est encore là celle là! Que fait elle? Elle frappe le mur de ses poings, tant mieux, qu'elle se fasse mal et en crève, on sera tranquille. Amère? Tu dis que je suis amère? Non. Mais c'est gris aujourd'hui, à moi de faire que ce soit gris calme. Musique, alternance de vagues comme la vie, parfois passer en boucle un passage préféré, comme on revit une bulle dans l'évocation... musique... et avancer, cette journée a son fil qui se doit d'être déroulé, jusqu'au bout...

   Cuisine... l'idée même de nourriture m'écoeure, je ne veux que du café cubain, comme Consuela en exil[2], mais un exil qui ne mérite pas notre compassion, du mauvais côté de nos valeurs. Pour moi, l'exil est toujours l'exil, quelles qu'en soient les raisons, et aucun exil n'est moins douloureux au prétexte qu'il n'est pas miséreux, ce qui en fait la douleur, c'est l'arrachement. Mais pourquoi hommes aux idées différentes ne peuvent ils pas cohabiter?

   Différent n'est ni mieux ni moins bien, à copier cent fois sur les murs de l'immeuble, rempart à l'oxalis. -Ha? Parce qu'il grimpe aux murs aussi? -Il ne l'a jamais fait, mais on ne sait jamais, pourquoi pas, autant prévoir, ces maximes comme papier peint, utiles au moins... ça va mieux, regard planétaire me sort de mon trou, merci pour cette échelle, merci... Mots des autres parfois me plongent au plus profond de moi, parfois me hisse sur le fil, en vibration avec l'humanité entière, c'est selon... selon la vague, l' avancée de l'oxalis, c'est mouvant, changeant d'une seconde à l'autre. La vie est mouvante, changeante, instable, sur un fil, fragile...

 

   Irruption de l'amie dans le fil de ces mots... la vois tu, toi de là haut? La vois tu, mon funambule? L'entends tu  te dire, car c'est à toi qu'elle le dit: « le nez en l'air, je regarde, le souffle coupé »? le souffle coupé?

 

   Une autre urgence: sortir, aller rendre ces livres pour qu'ils cessent de me rattraper dans mes plus grandes terreurs, sortir... pourquoi faut-il que tout soit toujours urgent?

 

   Marcher dans la ville et penser qu'un jour le fil se distendra, puis rompra, faire comme si ce jour était là pour supporter le silence du présent, tout en savourant l'idée d'être pour l'instant dans le temporaire de l'absence, peut être... 

    Repousser cette idée? Ou bien, m'en servir pour l'apprivoiser, pour être prête le jour où... le jour où ma peur sera réalité, ça aussi il me faut être prête à le vivre, et... rester moi même, quoi qu'il arrive. Combien de scénarios ai-je vécu aujourd'hui déjà? Je suis morte tôt ce matin, j'ai erré dans les banlieues de l'abandon toute la matinée, qui serais-je, que vivrais-je cet après midi? It's time... il est temps de vivre. Mais qu'est ce que VIVRE? Est ce vraiment faire le repas en ne pensant qu'à ça: éplucher, couper, cuire, assaisonner?

   Nébuleuse de rêves monte de tous les chaudrons du monde, vous croyez qu'il s'agit de fumée, mais non! Ce sont les rêves des femmes qui travaillent, à leur vain labeur éphémère, repas consommé sans un merci plus vite qu'il n'a été préparé. Allez... ajouter mes rêves à ceux de mes soeurs, sinon ils manqueront... voilà, il suffisait de trouver un rêve porteur... it's time... La terre tangue comme un bateau, elle roule sur la vague, ou est ce l'ivresse du funambule? -Et, j'ai rien fait moi! Me crie t'il de là haut, rien! Comment veux tu que je sois ivre avec du café, même cubain, et du radis noir? Dégoût de toute viande, dès lors que je l'ai vue crue, découpée, préparée... ivresse est elle faiblesse? La terre tourne, c'est normal qu'elle tangue, mais est il normal que j'en sente le mouvement? Sur le fil peut être. Vas y, essaye pour voir si tu ne sentirais pas la terre tourner: monte sur un fil, en équilibre, et regarde les nuages défiler... Alors? Et oui...

 

 



[1]     Buchi Emecheta, La dot, Gaïa éditions 1998

[2]     La bête qui meurt, Philip Roth

 

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Chapitre 5

 

F u n a m b l u e s

 

   Où sont ils? Je vais devoir les chercher maintenant! Ah! Je vois funambulette, elle déambule, comme perdue dans l'immeuble, qu' a t'elle? -Je cherche Funambule, introuvable, j'ai peur... -Pourquoi? Il est peut être parti se ressourcer un peu dans la montagne, il le fait parfois. -Non, il n'a rien emporté, il ne m'a rien dit, huit jours que je ne l'ai pas vu, j'ai cherché partout, j'ai peur qu'il ait quitté l'immeuble pour toujours. -Attends, on va le chercher ensemble, toutes les deux, d'accord?

 

   Je peux, j'ai le droit, d'imaginer toutes sortes d'images, toutes sortes d'histoires. Funambule désespéré peut avoir creusé un trou sur la plage, s'y être enterré jusqu' au cou et attendre que la marée le noie. -C'est comme ça que tu espères me rassurer! -Non, n'aie pas peur, c'était juste une idée qui passait, comme ça, on n'est pas obligé de toutes les fixer les idées, allez, celle-là on l'écrira pas, d'abord c'est trop tôt pour se passer d'un héros, mais si on allait faire un tour du coté de la plage quand même?

 

   Il y est, il est là, sur la plage, il est assis, face à l'océan, il fait passer du sable entre ses doigts, il ne relève même pas la tête à notre approche.

-Qu'as tu? Ça ne va pas?

-Si, ça va, j'suis bien comme ça, j'ai l'impression d'être une aquarelle qui pâlit, s'estompe, que la vie file entre mes doigts, que mon sang rejoint les flots, tout glisse, tout passe au travers. J'aime cette sensation d'inconsistance. Plus rien n'a d'importance, c'est reposant. Plus rien ne me touche ni ne me blesse, tout passe au travers, tout glisse. Je pourrais facilement laisser la vie aller où elle veut, libre, pourquoi la retenir dans un corps? Énergie de la planète, pourquoi avoir choisi de t'exprimer dans le tas d'os et de chair que je suis? Qu'est ce que je fais maintenant, condamné à marcher sans cesse, jusqu'à la fatigue, et à continuer même au delà, jusqu'à ce que l'épuisement m'arrête?

-Chut... Viens, j'ai besoin de toi...

-Tu m'as manqué tu sais...

-Alors pourquoi es tu parti? 

-Il le fallait, je ne sais pas, des questions irrésolues, des doutes, et puis je n'étais pas loin tu sais, et tu ne m'as pas cherché tout de suite, toi non plus, pourquoi?

-Parce que tu es libre, et que le jour où tu voudras partir, je ne ferai pas d'histoire, je ne dirai rien, comme ce soir, tu ne m'appartiens pas.

 

   Cette feuille est ma conscience, j'ai cru un moment qu'elle était ma mémoire, mais non, c'est ma conscience. Vous pouvez pensez ce que vous voulez, j'ai ma conscience pour moi. D'ailleurs, ce matin, j'ai même réussi à penser que ça m'était complètement égal ce que vous pensiez de moi, totalement. Bon, mais ce matin, j'étais inconsistante.

 

   Ils prennent le chemin du retour vers l'immeuble.

 -Excuses moi, dit-il.

-Non, ne t'excuse pas, je ne veux pas que tu t'humilies, écoute moi plutôt:

Il y a les apparences, Funambule cher à mon coeur, les actes, les mots, et il y a les raisons de tout cela, les intentions profondes, les émotions sincères, parfois, cela ne coïncide pas, il peut y avoir méprise. Oui, j'avoue, j'aime tester mes limites, voir jusqu'où je supporte, et puis, une fois qu'elles sont atteintes, que je craque, j'aime, la fois d'après, à la vague suivante, les repousser encore, un peu plus loin. Je suis curieuse de voir de quoi je suis capable, de combien de renoncements, de combien de lâcher-prise. Vas... Go and see my love... scène récurrente, sans cesse rejouée, vas... Vas et reviens, ou vas et go, vers cette mer qui t'appelle. Laisser partir, le plus beau des gestes d'amour. N'est ce pas aussi un chat qui m'a appri ça? Un chat qui apprend à voler à une mouette? [1]

   Oui, l'hiver m'a beaucoup appris, mais je crois que l'été m'apprend à dépasser l'une de mes plus vieilles peur: l'angoisse d'abandon. Alors nous sommes vraiment LIBRES, funambule mon amour, parce que je n'ai plus peur, plus peur du moment où tu partiras, je sais que j'y survivrai, je sais que je le dépasserai, alors tu es libre, libre de m'aimer sans cette peur de me faire mal un jour.

-Alors pourquoi tu pleures?

-Parce qu'il reste un départ qui me fait peur, involontaire, définitif, où tu ne seras plus là pour voir que je te laisse partir par amour...

-Est on vraiment obligé d'aller si loin ce soir?

-Non, pas ce soir, excuse-moi, embrasse-moi, fais moi oublier tout ça, une seconde, une éternelle seconde volée! L'immeuble est désert, profitons-en...

 

   -ARRGG! Encore raté! Mais ils résistent à tout ces deux là! Insupportables! L'absence, le silence, la fuite, rien n'y fait!! 

 

Pas contente là, la sorcière, pas contente du tout que toutes ses ruses échouent. Bon ça suffit les idées noires, on a eu notre dose je crois, funamblues, faut pas que ça dure trop! Ce soir, ils lui ont fait un sort à la sorcière, elle les attendait tapie dans l'immeuble, pour voir s'ils s'entre-déchireraient selon ses espérances, et ils l'ont vue, l'ont attrapée, ficelée, et jetée dans un placard à balai. À sa place, et qu'elle n'en sorte pas de sitôt, ah mais!!

 

   Funamblues, c'est fini, après demain, funambule présentera son nouveau numéro, celui pour lequel il s'entraînait au grand scandale d'Auguste: il traversera l'immeuble sur un câble téléphonique, avec funambulette, ils échangeront des mots d'amour pendant leurs évolutions: mise en scène ou réalité? Auguste se posera la question... et n'aura pas de réponse.

 

   Cette page est venue à mon secours, je l'ai commencée en me disant qu'il était bien triste funambule, et qui, qui pour l'aider? Mots d'amour éperdus ont pêchés mots d'humour dans la vague,  bâillonnée et ligotée la sorcière, j'ai faim!!

  



[1]     Sépulveda

 

 

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Chapitre 6

 

 

Promenades sur le Malecon

 

 

 

   Pas évident les répétitions des funambules sur le câble téléphonique. Il s'y est pris trop tard, et trop tôt, sur un fil trop lâche, puis trop tendu, trois fois il s'est cassé le nez. Mais il faut espérer en sa persévérance. Funambulette a peur qu'il se décourage, alors elle essaye à son tour. Chute d'ondes silencieuses, son empreinte gravé au sol dans le sable, courage... ils y arriveront.

 

   Funambulette est  rassurée. Cette année, toute à son fil, elle échappera à l'épreuve du dénudement, quelle que soit l'eau, salée ou non, libre ou froide, ou même -pire car aucune écume, aucune algue n'en trouble la limpidité- chaude et apprivoisée, javellisée. Elle imagine le plaisir qu'elle aurait à se promener sur une plage, mais vêtue d'une longue jupe, enveloppée de longs vêtements amples que ferait voler le vent. Elle laisserait les vagues jouer avec ses pieds, ses chevilles, puis saler ses vêtements, les plaquer à ses jambes, sans  exposer sa peau aux regards. Soulagée, elle a su dire non, elle évitera ainsi la marée d'oxalis salé, les rêves de hontes nues, elle évitera aussi, par la même force du refus, les cauchemars des crocs d'un chien tueur. Là-haut, depuis le fil, elle leur crie: regardez, je veux vivre, je peux oser le refus de ce qui me fait souffrir, même si ça vous paraît, à vous qui êtes forts: stupide, banal, anodin. Les spectateurs sont étonnés, mais ils commencent à s'y faire, ils reviennent écouter ces drôles de funambules bavards, ils en parlent dans la ville comme de poètes un peu fous, farfelus qui oseraient dire ce qu'ils pensent. Depuis ce matin, la plage du rêve de funambulette a un nom et un pays, elle est heureuse de partager  son rêve de voyage avec Consuela. Elle non plus ne bouge pas, ne voyage qu'en pensée, parfois bien plus loin que ceux qui usent d'avion. Merci, île grecque de Georges ou malecon de Consuela, mes mots trouvent leurs patries.

 

 

***

 

 

   Elle est allongée sur la plage abandonnée, je vous laisse libre de l'accord, dans ses longs vêtements mouillés, plaqués contre son corps. Heureuse, car funambule était près d'elle il y a quelques secondes encore, mais il est pressé, il lui a dit -je n'ai pas de temps pour les nuages, et s'est sauvé, mais elle sait qu'il reviendra la maintenir en équilibre sur la frontière entre désir et plaisir. Oui ils sont sur le même fil, sans jamais plonger d'un coté plutôt que de l'autre, et son bonheur présent est souvenir de son corps, tendu sous celui de funambule, au plus proche de ses frissons enfin partagés.

   Funambulette s'endort au bord de l'eau, elle s'est protégée, enroulée dans une couverture, non pas pour la chaleur, celle de l'été suffit, mais pour décourager la nuit et les désirs de son dormeur, en attente du courage des mots...

   Elle rêve, est-ce vraiment un rêve? Elle en avait rêvé, adossée à un arbre (rêve où malheureusement la sorcière l'avait suivie), ou contre une porte -en bois, comme il se doit-, mais c'est près de la cheminée, qu'il l'avait prise, tendrement écartelée, hiératique, collée au bois et à la pierre: vertige du don.

 

     

   Lui, il est sur le fil lorsqu'une formidable déflagration lui impose une oscillation qu'il a du mal à maîtriser. Ça n'a pas l'air comme ça, on admire la force physique du porteur de poids et haltères, du plieur de barres de fer, mais maintenir l'équilibre, lutter avec la pesanteur nécessite de la force aussi. C'est ce qu'il aime, la tension musculaire, et l'apaisement qui la suit, toutes rages évacuées. Mais quelle est cette explosion qui a fait trembler son fil? Combien de vies parties en fumée pour le prix des désaccords? Quel horrible prix pour des idées, des intérêts financiers. Le fil tremble d'une vague de terreur humaine, la mer répond, soulève ses flots salés, elle aimerait leur dire de s'unir.

   Sous le fil, la genèse, quatre enfants de la balle, de tous âges, de toutes origines, ils n'ont besoin que d'une syllabe: «pan!», pour jouer un scénario international. Le grand défit pacifique passera t'il par la diversification du vocabulaire des garçons?

 

 

   Qu'y a t'il sur tes nuages funambule? Tu sais... je peux te le dire maintenant, il n'y a pas qu'à toi qu'ils font mal, les tiens. Et  moi aussi j'ai de gros nuages lourds dans mon ciel, de gros nuages noirs au nom barbare, ce sont nuages d'orage foudroyants, leur chaleur fiévreuse dépasse les quarante. Je me cache dans un coin, loin de mon arbre, j'ai peur de la foudre, mais funambule me dit -monte sur le fil, regarde l'immensité, l'humanité, le destin commun, il faut t'armer pour l'affronter, regard en partage atténue la peur, comme ces naissances où l'on vibre à l'unisson de toutes les femmes de la planète, malgré la douleur. Ce que les milliards d'humains supportent au quotidien et ont supporté de tout temps, serait pour toi insurmontable? Qui es tu donc? Marche le fil des jours, la fin du fil est la même pour tous, marche... Peur de l'éclair, peur que la foudre embrase sa branche, il court vers l'immeuble, s'y réfugie, cherche funambulette. Absente. Voit le placard de la sorcière, la porte fracturée, les balais volants volés, une autre peur. Si la sorcière l'avait emportée dans son monde maléfique? L'oxalis monte et l'étouffe, il court, pour fuir, sous la pluie fine de l'orage qui s'éloigne, se délite en gouttelettes inoffensives, il trouve funambulette endormie sur le malecom, à même la pierre dure du boulevard.

   Réveil au matin clair, le corps plein de ta présence, son sein exprimant  le souvenir de tes caresses. La sorcière, échappée de son placard était passée avant toi, dans la nuit, peut être le plaisir a t'il besoin de contrastes?

 

 

-On ne s'en débarrassera pas comme ça, hein?

-Non, mais tu vois, hier, d'avoir posé les mots des lois qui me gouvernent, j'ai pu les transgresser, et te faire mes premières demandes, oh, très poliment. Peut être lois sont elles fixées juste pour pouvoir être dépassées? Poser mon tas de mots, même informes, me permet d'avancer, alors peut être un jour te raconter le rêve de la sorcière?

-Laisse la sorcière, elle les a tous tués, les musiciens, les militants, les révoltés, les amants, et cette fois, désert d'Atacama n'a pas fleuri. Comment démêler l'amour de la mort, la passion de la violence? Pourtant, j'avais aimé les mots de la naissance du désir: comme quoi tout arrive en son temps, même... vainement...[1]  Comment écarter cette menace qui plane sur nous?

Puis, après un silence perdu, il lui demande: Connais tu l'archétype de la solitude?

-Non...

-C'est de vivre dans une ville depuis plusieurs mois, de croiser des dizaines de gens chaque jour, et de n'avoir personne, tu entends bien, personne, à qui confier un deuil. Tu croises les gens, tu leur dis  bonjour, comme chaque jour, et en toi tu penses, pour moi ce n'est pas comme chaque jour, aujourd'hui on inhume un être aimé, et tu ne peux le partager avec personne, je ne veux plus jamais vivre ça, tu comprends? Je veux rester ici!!

-Tu as le blues dominical et littéraire toi! Viens avec moi chercher les légumes de la semaine, seule vie de la ville en ce jour mort, viens, sorcière ou pas, je te montrerai que l'amour est vie, que l'amour est bonheur et soleil, viens...

 

 

   Plus il s'enracine, funambule, plus il voyage, il avait besoin de cet ancrage pour s'évader. Au début, étranger et cloîtré, ses pensées n'exploraient que la région, des points proches où il savait trouver des gens qu'il connaissait, estimait, appréciait, ses pensées les rejoignaient, même s'il n'y était jamais allé physiquement, même s'il n'aurait pas su s'y rendre, ni relier les lieux entre eux. Connaissance, faible mais grandissante, du pays, lui laisse la liberté d'aller plus loin, de passer les frontières, ses amarres sont plus larges, plus stables. Encore une menace, encore un nuage de son ciel: le déracinement. Mais il est bien décidé à ne plus bouger, pas avant longtemps, quoi qu'il arrive et quoi qu'il en coûte, cet immeuble est son port, les fondations ses racines, et il restera même dans des ruines.

-Mais les cirques sont itinérants?

-Si vous voulez, mais moi pas, je fixe mes limites, et c'est en les cernant que j'ai une chance d'un jour les dépasser, pas en les malmenant sans cesse. Floues, mouvantes, elles m'échappent, je ne peux les escalader.

 

 

rideau nuageux

 

   Comment la mer fait elle pour sédimenter alors qu'elle est toujours en mouvement? Comment peut elle cicatriser? A quelle profondeur, enfin ne sent on plus les oscillations des vagues?

   Une pelote tombe à ses pieds, il faut bien qu'il suive ce fil s'il veut la ramasser. En équilibre sur le fil de la nuit, les mots sont le meilleur rempart, mais funambule a mal, il n'aime pas rendre les autres malheureux. Ce nuage a crevé, grêle de mots sur la plage, sans réponse. Il attend. Il attend, la sorcière suspendue à sa vie, il la voit partout, au bout du fil qu'elle scie. Il se dit que peut être il peut choisir, plutôt que de choir, de s'envoler, cerf-volant, une fois qu'elle aura scié toutes les amarres.

   C'est tout. Le fil tourne, c'est brouillard. Il voit que ça tourne, mais il ne voit pas comment. Don de ses mots se heurte au silence. Expectative. Funambule ne sait plus où aller.

 

   Lorsqu'il retrouve funambulette, au sortir de ses nuages, du  malecon ils se rendent au port, il y en a forcément un sur une île. On y baptise un bateau, un voilier majestueux, ou un utile cargo, qu'importe, ce n'est pas ça qu'elle voit. Elle prend les mains de funambule dans les siennes, elle l'embrasse au milieu de la foule dense, et lui fait promettre: -la prochaine fois, laisse ton frisson célébrer mon baptême, s'il te plaît... s'il te plaît...

 

   Les mots lancés sont toujours sans retour, pas de temps pour ce nuage, d'autres encombrent l'horizon, d'autres que quelques mots apaisent. Le savant fou lance des fusées vers les nuages de grêle, pour qu'ils explosent dans les champs des voisins, funambule non, il préfère le parapluie de son fil, et laisser le vent pousser l'intempérie. Aux nuages fiévreux, il offre son écoute, les laisse pleuvoir dans son jardin, même s'il sait que demain, la moisson d'oxalis sera pour lui, car qui, qui pour recueillir l'eau bleue de ses propres nuages? Demain peut être... quelqu'un...

 

 

    Tu avais raison, au matin repos vint à son aide.  La fatigue est un bon support pour l'oxalis, pas un engrais, non, c'est son substrat, la terre où il plonge ses racines.  Funambule avance, somnambule  la tête pleine de nuages.  Funambulette déambule sur la plage, les yeux pleurant de sable. La fatigue. Nuit de peur sans rempart sur le Malecon l'a épuisée. Au soir l'oxalis envahissait la plage, le boulevard, l'océan, tout était vert, de rage et de nausée, de la terre au ciel. Soleil de la fatigue évapore l'eau du jour, en fait de gros nuages qui pleuvent ensuite sur le jardin d'oxalis, cycle sans fin. Funambulette réfléchit assise sur le sable mouillé. Funambule glisse ses pieds en équilibre sur un rêve. Non! Elle n'est pas fautive d'avoir dit la sincérité, presque jusqu'au bout de la pelote, ne gardant entre ses doigts qu'un petit morceau de fil, pour la tenir, qu'elle ne lui échappe pas tout à fait. Son silence était cadeau, don des mots l'est aussi. Mais vain...

 

   Corps éparpillé de douleur crie sa soif de tendresse, d'écoute, dans son recroquevillement, alors qu'il lui faudrait s'ouvrir, sortir, écouter et donner , marcher  en dépit de la douleur de ses pieds, pour fuir l'emprise végétale, marcher sur le sable, en évitant les trous et les oursins.

     Poussées d'oxalis envahit ton espace, jusqu'à tes poumons oppressés, et l'air souffre à se frayer un passage, tu étouffes. Alors ouvre grand l'immeuble, au lieu de te cacher dans le placard de la sorcière, derrière la seule porte de ce bâtiment inachevé!

   Marée d'oxalis monte, vagues de dix mètres envahissent le malecon, on ne peut plus marcher. Nage si tu peux, ou cours vers les façades ocres des immeubles. Et oui, à marée haute déchaînée on ne peut plus avancer. Bloqués. Mais quand se retire la vague, brillent sur le sable, les trésors qu'elle a remonté du fond, et c'est riche de ces trésors que tu fais les pas suivants, vers toi, vers l'autre, vers les autres.

 

   Vague nuageuse rejoint le ciel.

 

   Nuage absence et peur, peur d'avoir bu la dernière bulle d'eau de la saison, avant le départ des saltimbanques en tournée.

   Nuage compassion et peur. Peur pour sa branche malmenée par  la souffrance et la fièvre.

   Nuage culpabilité et peur, d'avoir dit, d'avoir fait mal, et de ce qui n'a pas été dit, qui reste écran.

 

   Rien ne change. Elle espérait le miracle des mots, le retour de la tendresse et des sourires du dompteur dormeur, mais c'est toujours la même indifférence (c'est peut être son refuge, sa protection? ou... sa propre culpabilité qu'il camoufle?), le même regard absent qui la fait se sentir sale, laide et méchante. Qui la fait se sentir... sorcière. À funambule, elle n'a rien dit encore de ce nuage d'orage.

 

    Reflux de l'oxalis

 

   Cours, funambulette, cours devant les vagues, rejoints ton funambule, en rêve. Vous êtes sur le même fil, farfelus. Fais provision de tendresse, don des corps avides de s'offrir, totalement, jusqu'au bout. Funambule mon amour, lorsque je suis sous ta vague, je ne m'appartiens pas, même mes mots jaillissent et me surprennent. Alors l'oxalis ne me reconnaît pas et déserte cette plage d'étoiles et de coquillages.

   Je te rêve à mes cotés, funambule, au quotidien de mes jours. Saurais tu voir mes nuages? Saurais tu voir qu'il suffit que tu viennes un instant, ton bras autour de moi, trois mots doux, deux baisers frisson, pour que reflue l'oxalis qui m'étouffe?  Le ferais tu, ou chausserais tu, toi aussi, lunettes teintées pour ignorer l'intempérie?

 

    Elle hurle sur la plage, ces années à ne pas exister, à être niée dans ses phases les plus dures, alors que le remède est larmes libres et mots donnés.

    Ces mots de l'oxalis, oui, ils sont trop durs, dans un premier temps ils vont trop loin, mais il suffit de le savoir. Les laisser couler, et après leur creuser le lit d'une accueillante rivière, pour les mener à la mer.  Mais depuis des années qu'ils sont otages, même portes et fenêtres ouvertes, ils n'osent plus sortir et se terrent dans un coin sombre de la cellule, se cachent et se déguisent.  Corps de funambulette les accompagne, leur sert de refuge, de mime, se recroqueville et part en pluie salée, sa vie s'évapore en nuages noirs, quand tout en elle crie: juste besoin de tendresse, de regard et d'écoute... quelques mots de réconforts, perdus depuis l'enfance.

 

-Qu'est ce que tu fais, me demande funambule? Tu dévastes mon jardin?

-Non, je n'arrache pas, je cueille. Regarde, j'ai mis des bouquets dans tout l'immeuble. 

   Et entre les feuilles du trèfle géant, éclairci par les cueillettes, apparaissent les fleurs qu'elle a semées quand elle apprivoisait le temps. Funambule regarde, étonné.

-Dans mon jardin aussi tu as mis des bouquets, c'est joli, merci!

   Et il l'enlace tendrement, l'embrasse au milieu du champs, se moquant des artistes aux fenêtres toujours ouvertes de l'immeuble, l'allonge sur l'oxalis, ils s'y roulent, ils en ont toujours rêvé.

     « Il est impossible de savoir si le monde où nous vivons est rêve ou réalité » projette le réalisateur coréen sur l'écran d'un nuage blanc de leur ciel à nouveau serein.[2] Tu es là funambule, quand les autres ne le savent pas, tu es là dans ma vie, en moi.

 

 

 

lame de fond  

 

     Il la rejoint un jour sur la plage, des heures qu'elle y est prostrée, absente. Il entoure tendrement ses épaules de son bras, et lui dit:

-Dis moi... confie moi tes nuages, tous, jusqu'au bout, tu sais que c'est comme ça que nous avançons, nous autres funambules, il nous faut être légers, sans mots pour nous tirer vers la terre, aériens, et pour cela tu dois poser le fardeau des mots, dis les moi, s'il te plaît, essaye...  

Il supplie puis attend en silence que du fond de la mer monte les mots, les larmes... enfin elle répond, à quelques mots prudents, timides, le souffle coupé par la lame de fond. Quelque part dans le passé, funambulette dit qu'elle avait lié amour et violence, celui qui était visiblement aimé, à ses yeux jaloux d'enfant, celui pour lequel on s'inquiétait, c'était celui qui recevait les coups de balai. Puis plus tard, ce repère lui avait servi de calque écran, de scénario pour s'adapter à ce qu'elle avait pourtant accepté, choisi, alors...  Alors elle avait inventé la sorcière, pour lui jeter au visage les rêves qui s'imposaient mais qu'elle refusait.

Mais ce matin, ce qu'elle voulait savoir, c'est si elle avait endormi les frissons du funambule, avec sa banquise, sa sorcière et ses rêves coupables, ou si au contraire elle participait à les réveiller d'un sommeil qui lui était antérieur. Funambulette ajouta, dans un ultime effort: je ne veux pas te faire de mal, mon funambule aimé, si je te fais souffrir, avec mes nuages, mes tristesses, mes vagues d'oxalis, si notre lien est malsain sous l'emprise de la sorcière, je dois partir, te protéger de moi-même.

    Ces derniers mots prononcés, une vague inattendue balaya la plage et submergea funambulette, qui resta inanimée, absente, sur le sable.

    À toi d'agir funambule, à toi de choisir ou de fuir, à toi de décider si tu l'aimes même dans ces vagues extrêmes ou si tu laisses les flots l'emporter.

 

     Vague lame de fond, réalité d'un instant, emportée par le repos de la nuit, mais les mots, les questions resteront, nuages sur le bleu du ciel, plus ou moins légers, plus ou moins menaçants. J'écris toutes les vagues qui assaillent mes funambules, j'écris tous les nuages de leur ciel, je ne les fixe que pour mieux les oublier, les dépasser. De quoi d'autre que des pensées de celui qui écrit voulez vous que se nourrissent les pages? Pensées fugitives, pensées volatiles, ne vous assaillent elles pas vous aussi, chacun?  Mon tort est de les fixer, qu'elles soient miennes ou volées à d'autres, à t'on le droit de fixer ainsi l'impalpable, les secrets du cerveau humain? Je ne sais pas. Pouvez vous me répondre, vous?

     Il est difficile dans la vie concrète, d'aller au fond des choses, pour diverses raisons: peur de blesser, d'être incompris, peur d'être rejeté si l'on avoue ce que l'on croit comprendre de nos motivations. Et que connaît on vraiment de soi, des autres? Raisons que l'on trouve, que l'on donne aux actions sont elles vraiment les bonnes? Du biologique, du psychologique, du passé ou du fantasmé, qu'est ce qui régit nos actes?  On ne le sait pas, et ne le saura jamais avec certitude ni précision.

     Alors que vie de papier est liberté totale, liberté de tout dire, tout imaginer, tout penser, tout ressentir, pour peu que l'on ose...

 

 

 

Feu d'artifice sur la mer, vu d'une des fenêtres de l'immeuble

 

D'un an à l'autre, la Terre ayant fait un tour complet, elle retrouve les humains à la même place, occupés aux mêmes fêtes, un peu plus vieux, malheureusement pas plus sages. Depuis un siècle, la planète vieillit plus vite: déchets, effet de serre, à ce rythme... Funambule pense en regardant les étoiles, les vraies, millénaires et immuables, et les festives, souvenir de la fin d'un régime injuste. Qu'est ce qui pousse un peuple à la révolte? Funambule rêve et voit, sur le toit de l'immeuble, snippers embusqués marchant silencieusement, guerre civile, d'Espagne, des Balkans ou d'ailleurs, toujours le même bruit de coups de feu venant des toits et de la rue. Il s'endort dans le bruit des pétards, trop tard, il est toujours trop tard quand les humains prennent enfin conscience de ce qu'ils ont déclenchés, guerre ou désastre écologique, ils ont du mal à regarder au bout du fil, les yeux rivés sur leurs pieds. -M'en fiche, moi, suis pas concerné, dit l'usager hors d'usage interpellé de bon matin par le pétitionnaire. -et les autres...? -Les autres n'ont qu'à s'occuper d'eux mêmes... Il n'a pas tort tiens, si le militant n'était pas là ce matin, à essayer de réveiller les consciences endormies,  s'il s'occupait de lui même et de ses projets... où en seraient ils?  Ils se réveilleront, vas, disent certains, te fatigue pas, quand ils seront au pied du mur. Le problème, ami, c'est que les facultés d'adaptations de l'être humain sont immenses, surtout lorsqu'on pousse doucement la barre, imperceptiblement, de grignotement en désagrégements, en enrobant le tout de belles paroles d'indispensables sacrifices, de louables solidarités, et en cultivant la culpabilité pour les résistants qui savent et dénoncent où est l'argent: la révolte n'est pas pour demain!

   À l'aube, funambule s'éveille, plus d'étoiles, plus de détonations, il est là, dans l'immeuble désert, bientôt lumineux, en paix.

 

Ça t'avance à quoi ces voyages?

 

   Il attend l'aube nez au vent... Qu'attends tu funambule? J'attends... j'attends demain!! Demain, tout ira bien, demain tout ira mieux!! Comment croyez vous que l'humain puisse, un pas après l'autre, continuer à avancer? C'est parce qu'il est persuadé que demain sera mieux qu'aujourd'hui. J'attends demain, tu vois ce fil là bas au loin, cette ligne bleue foncée entre la mer et le ciel... -L'horizon? -Donne lui le nom que tu veux, mais un jour, sur cette ligne je marcherai, sur ce fil qui sépare les jours, qui sépare l' aujourd'hui gris du radieux demain. Demain...

 

 

le lendemain... donner raison au destin

 

     Une scène calme, paisible pour une fois, les deux funambules sont sur la plage, se parlent, bulle fraîche après la chaleur de la journée. Funambulette raconte: C'était une menace, je sentais qu'une menace pesait sur moi, mais j'ignorais où et quand l'épée tomberait, alors quand une banale lettre est arrivée, je ne me suis pas méfiée. Le reste de la famille était dans le champ attenant la maison, j'étais à l'intérieur  avec le bébé. Le facteur est entré me donner la lettre en main propre, un télégramme recommandé, une missive importante. Voici ce qu'elle disait: « j'ai vu vos capacités, je vous offre un poste d'institutrice à l'école pour la rentrée », et c'était signé du nom d'une instit de l'école que je ne connaissais que de vue, et qui je croyais, ne me connaissait absolument pas. C'était une demande, ça ne se refuse pas! -Alors qu'as tu fais? -Ben..., j'ai refusé... -Pourquoi? -Pour le bébé. Attends... regarde! Là-bas!

  Trois hommes approchaient, Auguste, Monsieur Loyal et un troisième en tenue de dompteur. -Qui est- ce? -Je t'avais dit que j'étais liée...

Les deux clowns empoignent le funambule, le dompteur va le frapper. -Non!! Crie et s'interpose funambulette, non!! il n'est pas plus coupable que moi, et... il est fragile, laisse-le. Le dompteur s'avance alors, menaçant. Il lâche le funambule, fait signe aux clowns qui saisissent funambulette, il dit: -D'accord, mais moi j'ai une dose de colère à extirper, alors, si tu ne veux pas partager... C'est comme ça que funambulette a épongé les coups de colère du dompteur.

 

  Ouf, ça y est, elle est écrite cette scène. La sorcière va t'elle enfin être contente?  Débarrassée, je n'aurais plus à tourner autour et elle me laisserait tranquille, comme si le destin l'avait réellement accomplie. Ce qui est étrange, c'est que ce scénario, banal, courant, omniprésent dans quantité de livres et de films ne me soit apparu que si tard.

 

 

 

 

 départ

 

  Je dois partir, dit funambulette. Je dois partir, j'ai encore des obligations envers la troupe à laquelle j'appartiens, je ne peux leur faire faux bond pour la grande tournée estivale. Mais cela ne durera que la saison, je penserai à toi, je te retrouverai dans les igloos de pierres, et je reviendrai bientôt dans l'immeuble, près de toi.

 

 



[1]     Mirage d'amour avec fanfare, Hernan Rivera Letelier

[2]     Locataires, film de Kim Ki-Duk, Corée du  Sud

 

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Chapitre 7

 

l'  e x i l

     

 

 

      Écrire comme on s'adonne à un vice, à la boisson, ou à la passion du jeu: avec angoisse, avec le frisson du risque, de trop dire, d'être trop ou mal comprise.

 

       Impossible de boire un café, simplement ici, sans voyager dans Barcelone assiégée. Tiens, c'est nouveau ça, jusque là mes voyages étaient géographiques, les voilà historiques maintenant. Ça multiplie les possibilités. C'est bien. Mais pourquoi ne puis-je me suffire d'être seulement là, ici et maintenant? Pourquoi multiplier ainsi la vie, et les émotions? Comment, dans ces conditions échapper à la fatigue?

 

     La vraie saison de l'oxalis est celle de l'exil: en exil, les bulbes désemparés cherchent partout leur substrat familier, ils croissent, anarchiques, s'étalent, s'étendent, s'étirent, s'épuisent douloureusement en cette vaine quête.

 

     Funambule pense, seul dans l'immeuble, son exil est pays de solitude. Solitude plurielle, chacun muré dans son cerveau, les mots envie de dire cognent contre les parois, et tourne, tourne, l'envie de crier.  Crier la culpabilité des mots dits, des mots non dits. Le remède est voyage: autre lieu, autre temps, ailleurs, les hommes ne souffrent pas moins, ils n'ont aucun recours, et parfois même pas l'idée qu'il pourrait en être autrement. Voyage compassionnel l'aide à supporter. Il n'a que ce recours, funambule livré à lui même: des voyages et des rages.

 

     Non, tu n'es pas coupable, funambule, dit la petite voix. Non, regarde. Tu as beaucoup supporté, sans colères, sans exigences, en n'opposant que tes larmes, ta tristesse. Toutes ces années à servir, à souffrir de le faire. Tu as cru bien faire, parce que tu espérais, tu croyais en l'humain, tu croyais au changement, tu croyais au lendemain. Changement jamais n'arrivera... à moins que te ne l'impulses, toi. Mais ça,  c'est encore au-dessus de tes forces, trop haut encore pour ton fil.

 

 

 

    f o r c e   é c r i t u r e   é p u r é e

 

 

 

     Cette pensée lui donne de la force: il n'est pas fautif, il n'est pas victime non plus. S'il a supporté plus longtemps ou plus que d'autres l'asservissement, c'est qu'il est plus FORT!

     Il lui reste à prendre conscience de sa force. Non pour user de violence, ni physique, ni morale, juste pour savoir, se savoir fort, savoir qu'il peut choisir, et que s'il supporte ça peut aussi être par choix. Les frontières il peut les poser, et les faire respecter. Et savoir qu'il est prêt, le cas échéant, à vivre autre chose.

 

 

***

 

 

     Voilà, tes nuages aussi sont noirs, bien plus noirs que les miens, pourtant, je ne dois pas avoir honte des miens, car je ne puis, non plus, les balayer d'un revers de la main.

 

 

***

 

     La voix de l'amie m'offre un chemin: cette idée me vient d'elle, ou plutôt, est légitimée par elle: donner à lire. Donner est le mot clé. Mais je ne suivrai pas cette voie sans angoisse, peurs, interrogations. Lorsque l'oxalis naît de ce qui devrait l'apaiser... l'équilibre est précaire entre envie de dire et peur d'être entendu. Funambule sur ton fil, comment pèses-tu tes mots?

   Laisser tomber? Laisser tomber les pierres de l'igloo? Laisser tomber les funambules de leur fil?

      Peur, il a peur funambule, de s'exposer au regard des spectateurs. Il a une autre idée, pourtant, pour un duo: elle et lui sur le fil, essayant à l'aide de filets à papillons d'attraper des nuages de toutes couleurs, sur une musique, ou un poème, cela devrait être visuellement très poétique. Oui, mais pour  être deux, encore faut il qu'il refasse ce pas: affronter le public et l'opinion d' Auguste.

 

 

     Mais rejoignons funambulette, en tournée avec sa troupe, sur les chemins, en mouvance, elle pense, elle espère. L'amour du funambule est il vraiment sincère? Loin de lui et de toutes possibilités de réponse, elle se laisse aller au doute. L'aime t'il  dans toutes ses vagues, comme elle l'aime jusque dans ses replis d'escargots? Ou aime t'il seulement son corps? La réponse est vitale. Elle ne peut se donner, que si on l'accepte toute, entière. Elle ne veut plus se morceler, cacher ses vagues comme une honte, les transformer en tristesse quand elles sont rages, maîtriser l'énergie de la colère en la changeant en déprime, en soumission. Elle veut être elle, totalement, au moins pour lui. Tant pis si cela lui déplaît, tant pis, elle restera elle même, elle le lui dira à son retour.

 

       Traversée des villages en tournée: églises, calvaires, reposoirs, croisées des chemins, la religion n'est jamais si présente qu'en sillonnant la campagne, bornes repères pour le promeneur égaré cherchant le chemin du salut. De son salut elle s'en moque bien, mais ne pas faire souffrir lui importe. Parmi tous ces chemins, balisés ou non, l'amie lui propose une voie, pourquoi hésiter à la suivre, à suivre son envie? Même ses très moralisateurs et religieux repères semblent l'y pousser. Relecture personnelle? Qui pourrait garantir que l'on lit correctement les textes religieux? Jusque là funambulette s'était bricolé une solution, chacun ne fait que ça toute sa vie. À Saint Pierre lui sortant sous le nez la parabole des talents (Première objection: qu'il est présomptueux, à la base, de prétendre en avoir!  tu vois, rien n'est simple, peut être contourner, et remplacer « talents » par « capacité », tu vois que déjà tu bricoles la parole sacrée!!), elle savait quoi répondre: - mais, personne ne m'a jamais rien demandé! 

 

            Ce n'était  maintenant plus vrai.

 

          Du calme! Voies terrestres sont souples, adaptables, non inéluctables, il est toujours possible d'y risquer quelques pas, puis de rebrousser chemin, ou bien... de prendre à quelques mètres le chemin de traverse qui rejoindra l'inconnu ou tes sentiers familiers. Du calme, chemins de vie ne sont pas rivières d'oxalis, ne t'entraîneront pas directement vers la mer et la noyade que tu redoutes, premier pas n'est pas saut de mort dans le vide, du haut de la falaise. Calme, funambulette, un pas après l'autre, doucement, comme sur le fil, le regard ouvert...

 

          

           À l'autre bout du fil, funambule incrédule, indécis, se demande ce qu'il risque à suivre les messages de l'oxalis. Fuir ce qui le fait souffrir, suivre les chemins de ses envies, cela semble facile. Il faut des bornes à la liberté, éthique personnelle: ne pas faire souffrir les autres, des fois se heurte à l'impossibilité des relations imbriquées. De plus, comment interpréter les vagues?  Cette vague peur à la pensée d'exposer ses pas au regards, que cache t'elle?

 

***

 

          C'était dans la cour dallée de pierres plates, relativement épargnée par l'oxalis d'habitude, funambule pensait. Il pensait à la solitude, il pensait... lien. L'idée était partie. L'idée reviendrait, peut être... pas!

         Si... c'était une idée rétroviseur. Une idée bilan. Ça partait de l'idée de don total lié à l'acceptation totale. Mais... funambule n'avait jamais pensé de tels mots... et le voilà qui mettait soudain, sans raison, des mots sur certaines vagues inexpliquées. Douceur et peur mêlées: désir de douceur, et peur de s'y adonner jusqu'au bout, pourquoi? Apparaît là le mot pureté, et son contraire quand on se laisse aller à aimer la douceur des corps donnés. Était-ce une idée de la sorcière? Et comment y faire échec? Ce n'étaient que mots, flous, qu'il n'arrivait pas à attraper, à toucher du doigt, à assembler pour en faire une idée cohérente, une pensée structurée. Les mots préexistaient à ses pensées, comme les images d'un rêve. Aimer... amour charnel, était il forcément impur? Lorsqu'il rencontrait funambulette, au coeur de leurs étreintes, il oubliait ces mots, il s'abandonnait aux vagues, c'était là, dans la solitude, que ces idées le rattrapaient et expliquaient certaines montées incomprises de l'oxalis qui l'avaient déconcerté. Oui, parfois, à l'idée de voir funambulette, sa joie n'était pas pure comme il aurait pu s'y attendre, mais une montée d'oxalis l'oxydait. Respecter l'oxalis, fuir les rencontres? Mais quel était le véritable message de cette invasion de la plante toxique? Désir de pureté. Voilà, les mots qui fleurissaient du trèfle envahisseur: désir, pureté, et ... honte... honte d'aimer l'union des corps, honte du plaisir qu'il y trouvait. Pourquoi? Cette question resterait: pourquoi??

          C'est lent une progression de funambule, très lent, la réponse prendrait son temps, elle aurait ses saisons, ses hivers, ses oublis et ses étincelles...  Respecter l'oxalis, mais ne pas lui obéir aveuglément, chercher toujours de quelle vague il s' est nourri pour croître.

            Ces mots, ces idées, semblaient venir de loin, semblaient rentrer d'exil et s'éveiller en lui d'un long sommeil glacé, ils étaient fil à dérouler, doucement, sans crispation, sans peur. Pérégrinations des funambules sur les fils de leur vie, permettaient de tout dire, de tout explorer, sans peur de blesser, et sans laisser se développer les rancoeurs de la rétention. Mots bulles, mots funambules, permettaient d'avancer, en conscience, de dépasser l'incompris de l'émotif qui s'impose, de construire, bâtir, restaurer l'immeuble fragile, attaqué.

 

 

***

 

 

          En direct, « live » dit-on, « vécu-vivant », ensembles, collision du poison et de l'antidote. Depuis sa cour carrelée, funambule qui suspend du linge aux barbelés entend les voix amplifiées des copains en lutte. Lutte dont son travail d'intendance l'exclut. Copains faut il dire, pas camarades, trop connoté.  Pourtant, il aimait bien ce mot « camarade », mais il est vrai que s'il contient les structures angulaires et pyramidales chères à ceux qui l'ont propagé... Camarade... je veux sa chaleur, je refuse son cadre, la hiérarchie, la rigidité.

 

          Funambulette dans son exil, regarde dans un miroir l'image d'un petit clown d'elle même, enfant de son sang. Il pleure, inconsolable, « moral à moins 500 », comme elle même si souvent. Elle prend doucement conscience qu'elles sont dures à supporter pour les proches, ces vagues, déstabilisantes. Elle peut comprendre qu'on les fuie et qu'on attende qu'elles passent, oui, elle peut comprendre.  Cette compréhension ouvre t'elle un nouveau chemin? Et jusqu'où ce chemin mène t'il? Attention, il est glissant et de la compréhension de l'autre à l' auto-culpabilisation, il n'y a qu'un pas, que la fatigue peut lui faire franchir plus vite qu'elle ne le pense. Seule, loin de son funambule, elle a peur des vagues soudain.

 

          C'est bizarre le travail des mots, leurs trajets. Où vont ils lorsqu'ils ne sont pas présents à notre conscience? Entre l'étendage du linge bercé par les voix militantes et la fin de l'intendance du repas, où étaient ils? Funambule se pause un instant avant d'entamer la partie la plus dure de la journée: le repas des affamés. Les mots lui sautent aux yeux, presque ils lui sauteraient à la gorge, comme fauves du dompteur, une phrase est prête, prêt à porter lexical?  Il ferme les yeux sur un instant de repos, la phrase s'impose:

 

À chaque fois que je fais quelque chose qui me fait plaisir, ou qui me fait du bien,

 j'ai l'impression de faire quelque chose de mal.

 

De profundis pour l'idée défunte, les fauves ont avalés les mots. Au retour du repos, ne restent que ces os, preuve, trace, d'une réflexion qui a tenté d'avoir lieu.

 

 

          Il est triste coeur exilé de funambulette, il est lourd de larmes. Allons, lui dit la précieuse petite voix, silence n'est pas signe de désaimance, on ne peut sonder les coeurs, l'amour ne se mesure pas à ses signes extérieurs. Aie confiance. Dessine un grand pont de bois et de corde tressés, un pas après l'autre sur cette passerelle improvisée, et tu rejoindras calme, les derniers jours de l'été, les plus beaux, car partagés. Va...

          Elle a fermé les yeux sur les larmes, pour les empêcher de rouler, elle a vu alors l'infini de la mer, et là bas, sur l'horizon, une silhouette en équilibre, marchant à tâtons et, dans le sombre du soleil levant, elle a reconnu ton visage souriant. Les ombres des absents lui montraient le passage, le lien de toutes les mémoires, l'île du concret des sentiments. Elle a ramassé un coquillage, et au lieu de le porter à son oreille pour y écouter un stéréotype, elle y a murmuré ces mots, confié au secret d'une conque de nacre: « oui, funambule mon amour, il m'arrive de trouver du plaisir dans ma capacité à endurer. Mais ne me laisse pas trop sur ces chemins maléfiques, tire m'en à temps, je t'en prie ».

 

          Faut t'en sortir toi-même, petite fille! Répond la petite voix à nouveau surgit de  nulle part, d'une vague, ou d'un escargot d'eau, peut être, faut t'en tirer toi même...

     Funambulette invente sur la plage des petits tableaux faits d'assemblages d'algues, de brindilles et de coquillages. À la marée suivante, le puzzle est à refaire, à l'image de la vie, jamais définitivement définie. Il sera toujours temps, petite fille, il sera toujours temps, rétrospectivement, de dire les mots, de recoller les morceaux. Instant sans témoin n'est pas inexistant, toujours, quelque part, il laisse une trace, une esquisse pour demain. Jour de silence, préfigure de l'exil, ne sera pas jour de souffrance si tu gardes les yeux fixés sur l'équinoxe.

-Je serai fière de dire: voilà ce qui m'a fait souffrir, et je suis heureuse de l'avoir supporté pour toi.

-fais attention quand même, certains cadeaux sont oxydés, et font mal. Compare bien tes mots à la beauté du silence, prends garde à ne pas lui offrir des nuages de souffrance.

-tu as raison, ne rien dire. Tu es gardien de ces mots, de ces pensées, c'est toi, coquillage nacré, qu'avec mon silence, à mon retour, je lui offrirai.

 

          Goulot resserré du sablier, à mesure que le sable défilait, rendait impossible tout passage, même de la moindre bulle d'air. Pour fuir la vague d'oxalis, il lui faudrait courir plus vite que les aiguilles. Demain il marcherait sur les câbles privatisés des télécoms, en évitant les gardiens rusés et leurs chiens, demain, de trois mots de vent anodins, il crèverait le silence. Cette idée l'avait réconforté, tranquillisé.

 

          Tranquille funambulette cesse d'attendre la prestation de son funambule. Elle est partie dans le calme des mots, dans un verbiage désordonné d'espoir et de rétrospectives, elle est partie sur des mots de réconfort, tout va bien. Pourtant, quelques temps avant, rien qu'à l'idée de bouger, de voyager, de laisser l'immeuble quelques temps, l'oxalis l'avait envahie d'une marée galopante. L'étau resserré sur son coeur et sa gorge l'avait étouffé: le coeur s'affole, la salive abonde, elle a chaud, puis froid, mais ce sont d'autres frissons. Respirer lui coûte, puis la respiration elle même s'emballe... la fatigue la terrasse, elle s'allonge. La vague est sévère, d'oxalis grimpant elle est entièrement recouverte. Que faire?

           Secouer? Se secouer. Se lever, s'ébrouer pour faire au parasite lâcher sa proie. De la volonté. La volonté lui fait défaut, l'heure tourne. L'heure! Le temps est son allié, vague intense ne vit pas plus que l'éphémère, très vite elle brûle toutes les énergies. L'heure arrive où elle décide que tout espoir est perdu de voir, d'entendre funambule, l'heure où elle décide du départ, se résout à l'exil. Muscles douloureux, une seule chose compte maintenant, mais semble inefficace à les oxygéner: respirer. De plus en plus vite, de plus en plus fort. Jusqu'à rejoindre la fourmilière, jusqu'à se fondre dans le décor, grain de sable dans la sablière. L'heure. L'heure ennemie. L'heure amie. Secoue- toi, dit la petite voix, la douleur ne t'aidera pas. Secoue-toi et sors, l'heure amie te dis la vanité de l'espoir, la sortie sans conséquence. La fatigue n'est que feinte de la sorcière pour te maintenir sous la vague. Sors de l'eau, sors du sable, vas...

          Remuer doucement ses membres engourdis, se fixer un modeste projet, un seul, sans plus penser à rien, ni à l'horizon, ni au présent, un pas, c'est tout. Tu peux faire un pas, petite fille, le premier. Allez, va, ça n'engage à rien. Douleur scripturaire la pousse hors de l'eau.

 

          Miroir du rétroviseur, comment peut on grelotter ainsi en plein coeur de l'été? Elle comprend enfin son enfant, fragilisé par l'exil, qui avait froid il y a trois ans, comme elle maintenant. Escargot sans coquille, funambule sans perche, elle se cherche d'autres refuges, d'autres fuites. Quel igloo pour recroqueviller son chagrin, le concentrer sur lui même, tout petit, pour pouvoir le contenir, quelque part, dans un abri respectueux mais d'où il ne pourra plus nuire, ni envahir? Refuge rayé de lignes, barreaux ouverts à chaque extrémités, où même feuille immaculée, mots déposés puis scellés sous enveloppe, à l'abri des regards, mots pour plus tard. Tu vois funambule, une cazelle de papier, pour un petit tas de mots, pèle-mêle, tu vois que j'avais droit aux gariottes cet été! Mon coeur rejoint le métronome de l'horloge, calmé. L'étau se desserre au fil des mots, gravés, articulés, dans les échanges du quotidiens.

 

Les mots...

les mots seraient-ils antidotes?

 

 

***

 

 

Alors finalement ils avaient dû partir, laissant tout en plan, en suspens. Elle ne pensait pas sur ce thème un jour devoir... revenir! Te souviens tu, Honoré? Le premier de tous ! Il y a presque deux ans...

 

 

Partir...

 

Bouger, quitter nos frontières,

peut être pouvait on le faire,

si seulement le pays se figeait,

si comme dans les contes il s'endormait,

au retour, on reconnaîtrait sa Terre!

 

Changer, évoluer loin des Frontignes,

quand il nous reverra, Pays nous reconnaîtra t'il?

Ou nous rejettera t'il comme personnes étrangères,

    indignes,

si souvenirs de l' exil nous séparent de nos frères?

 

Pont sur l'absence jeté

espère atteindre la rive opposée

 Mais que sait-on de ce fleuve large comme une mer?

Temps d'exil s'écoule, l' amère traversée.

 

Étoiles filantes aux doigts des Funambules,

 fils tendus aux nuages relient les berges  du temps

 et les jours perdus, comme le vent,

reprendront sans détour, leur cours interrompu.

 

 

***

 

 

  L'arrivée du cirque au village attire d'autres forains: la fête s'installe sur la place, anime les journées. Manèges tournent comme le temps, seuls les enfants rient, inconscients. Funambulette regarde tourner les idées, sans les fixer, circonscrites par le mouvement circulaire, elle sait que régulièrement elles reviendront à sa conscience.

 

  Peur... peur... pourquoi a t'on peur? Se demande funambule. Peurs ordinaires, peurs qui semblent ridicules, banales à ceux qui ne les éprouvent pas. Peurs irraisonnées, mémoires millénaires. C'est d'autant plus difficile pour les hommes, il leur faut être forts, courageux. Funambule craint les abeilles qui le piquent pendant qu'il marche. Piqûres surnuméraires et superflues, dont il connaît la douleur, mais peut être est ce le venin qu'il craint?

 

  Peurs sont les frontières que nous mettons aux possibles de la vie. Au-delà, notre imagination navigue dans l'angoisse. Je  parle des peurs incontrôlées, d'événements qui ne nous sont jamais arrivés. Peurs d'anticipation et peur de la répétition ne sont pas les mêmes.

 

  Laisser mûrir les mots, au soleil de l'été. Seuls les avions de chasse incisent le silence. Stridence de trois secondes appelle à ma mémoire toutes les guerres modernes, toutes les souffrances que l'homme s'inflige à lui même, sans autres raisons que celles de l'argent et du pouvoir.

 

  Écriture, activité solitaire? Jamais à aucun autre moment je ne me sens autant en lien avec chacun, avec la planète et l'interdépendance des choses.

 

Regarde le monde autour de toi...

qui parfois  gronde,

parfois est joie.

 

  Funambulette regarde tourner le manège, chevaux de bois, chevauchée d'enfants... peurs féminines. Une peur qui fût les deux: d'anticipation, puis plus tard peur de la répétition. Elle peut vous dire, illustrer les pensées abstraites du funambule en quête de sens pour les mots qui s'imposent à lui.

La peur de perdre un enfant pendant qu'on le porte, la mort d'un embryon. Deux fois cette peur, qui la troisième se réalisa. L'étonnement fût d'être si calme face à l'événement tant redouté, si maître de ses gestes et de ses émotions. La quatrième fois, la peur avait changé de nature. Elle savait. Cela pouvait à nouveau arriver, mais elle savait que l' ayant déjà vécu, elle saurait surmonter.

 

  Est ce une raison pour voler son os au chien policier?

 

***

 

  Il est troublant d'avoir déserté l'immeuble et de se retrouver ainsi, pour la première fois, dans la maison de l'absent, parmi ses toiles et ses livres. Beaucoup de choses ont changé, mais beaucoup de clins d'oeil subsistent, évoquent un instant lointain, la trame d'une relation qui s'est longtemps cherchée, qui aurait pu, peut-être, se trouver maintenant dans les silences partagés. Tu aurais peint des funambules, j'aurais mis en scène des bouffons jouant au bilboquet avec leurs ombres, comme j'ai essayé, hier, ridicule et incapable d'extrême, de marcher sur l'ombre du câble téléphonique qui relie ta maison au monde, ce câble que j'ai si peu, trop peu, utilisé lorsque je le pouvais encore.

Les mots, on en revient à ces mots qui se sont cherchés entre nous, que j'ai noyés dans le verbiage sans jamais oser les dire: mon affection, mon admiration, et ma déception de n'être pas comprise. Non! C'est faux! Ce n'était pas moi! Ce n'était pas l'actuel moi, je n'étais qu'une sale gamine imbue d'elle même et persuadée d'être sur les bons rails, la bonne et seule voie possible.

La vie comme une gare de triage? Influence des lieux où j'ai grandi? Il y avait la bonne voie. Le moindre écart valait cinglants reproches, mises à l'écart, brimades répétées. J'ai admiré, envié ton courage, tout en me rassurant d'être moi sur le bon rail. Voilà que ton enseignement me rejoint, au bout de presque trois ans, dans ces lieux où tu as osé le pire des rejets pour vivre ton rêve.

Ici, je pense à toi aussi, jusque dans mes rêves, toi à qui je n'ose pas donner le nom d'amie, pour respecter une distance qui semble t'être nécessaire. Tu m'as pourtant appris, par ce que je vois de ta vie, qu'il était possible, non répréhensible, de sauter du train, de changer de voie, de tâtonner, d'hésiter, de chercher.

  J'aime marcher au pas tremblant des funambules sur les chemins pentus et rocailleux. Je  regarde les trains, au creux de la vallée. Ils partiront sans moi. Ho, oui, ils iront loin, eux, et pas moi. Je  suis bien, là, dans ta maison, légitimée dans mon rythme, ma lenteur, mon inutilité, ma passivité. Je te vois, là, dans ce qui est devenu chambre, pièce que j'ai dû fuir cette nuit, ne pouvant y dormir. Je te vois, des heures, mélangeant et étalant les couleurs, donnant vie aux images de ton monde intérieur. Inutile.

  J'aurais besoin de toi, maintenant (donc je suis égoïste), j'aurais besoin que tu me dises comment tu vivais l'inutilité du travail artistique, et comment tu as fini par te résoudre à exposer et à vendre (car je sais que ce fut un combat). Je me sens orpheline d'une invisible filiation. Il est faux de dire que tu n'as pas d'enfants, toi qui fus pour moi figure masculine (paternelle?)  dénuée de cette peur que m'inspiraient tous les hommes: les hommes et leur force, leur voix, leur sexe.

  Tu me manques, je pleure, là, assise près de toi. J'entends le bruit de la brosse sur la toile et je me tais. Je ne te saoule pas de ces mots bêtes et insignifiants dont j'avais l'habitude de t'inonder pour me cacher. Je  reste là, en silence, et sur ces feuilles j'écris les mots de tes images.

  Là, nous nous serions rejoints, sur nos îles muettes, de couleurs et de mots tracés, nous nous serions enfin compris.

 

 

***

 

   Canonnade de l'orage toute la nuit, mitraille de la grêle sur la verrière, entre deux assauts de nuages, funambulette avait rêvé. Excuse t'on tout à un rêve?     Est il responsable de lui même? Le manège tournait à l'envers dans ce lieu de mémoire, son rêve remontait le temps, elle se revit, enfant, attendant derrière la porte de la sorcière. Elle attend le retour du père, elle attend l'amour du père, son amour coups de balai. Qui fut le plus marqué, la victime souffrante ou le témoin tremblant?

   Elle n'en peut plus d'attendre, témoin derrière la porte, sur le banc de touche, au bord du bassin, au bord de la piste. Elle veut plonger dans le grand bain, même  si c'est risquer les coups de perche de la sorcière, elle veut agir sur la piste, même au risque de faux pas et de chutes.

   Elle rêve d'une bulle avec funambule, dans un endroit où il est normal et légitime d'être deux et d'être nus. Sur la crête de la vague intense, il s'écrit pour lui même: -non! Je dois être doux! Funambulette rêve, écriture est balade au delà des frontières du réel, écriture est exploration de l'extrême des possibles, funambulette, cette fois-ci complète le dialogue:

-non, tu dois être TOI! Puis elle avoue, pour lui dire qu'elle le comprend, qu'elle a des rêves d'amour violence, elle a même rêvé, un jour, parfois, que  l' amour du funambule se faisait coups, et que c'étaient ces gestes qui rendaient à leurs frissons leur puissance, leur intensité  jusqu' alors inconnue.

  C'était le rêve de la sorcière, qui finalement n'est pas cauchemar mais désir de pousser les frontières de l'amour, désir de dire les fractures du passé.

Mais l'orage passe sur les toits, se fait interne, tort les entrailles de  funambulette, et c'est dans d'intenses douleurs spasmodiques, proches de celles de l'enfantement, que ce jour naît.

 

 

 

Autour du lac

 

 Le soleil une fois haut, elle marche seule vers un lac, un lac du passé lui aussi, pas loin d'ici, elle le sait, mais où? Un lac dont l'accès est protégé par une repoussante décharge qu'il faut traverser avant d'arriver à une crique entre les collines, mauve de fleurs, verte d'eau pure. Elle avance vers le lac, les yeux clos, elle se voit laide, perverse, névrosée, et coupable, coupable. Elle n'ose ouvrir les yeux, penchée au dessus de l'eau, elle sait que le visage qu'elle y verrait, elle ne le connaît que trop: c'est celui de la sorcière. Soudain, elle entend, comme dans un songe, qu'il est loin son funambule! il n'y a plus que dans les songes qu'elle le trouve, même ses mots sont prisonniers, mais elle l'entend: tu es belle, tu es douce, tu es digne d'amour. Et lorsqu'elle ouvre enfin les yeux, elle se voit telle qu'il le dit.

 

  Sur le bord du lac, elle s'est jetée à l'eau, Funambule de l'autre coté de la Terre a reçu la vague. Il a entendu son rêve, son désir de lui montrer qu'elle l'aimait jusque là, et son besoin de savoir... oui, il l'aime jusqu'où elle se rejette elle même!

 

 

  L'image de la sorcière pâlit, sa cape noire nuage d'orage devient gris clair, triste, mais inoffensive, elle devra bientôt renoncer à en recouvrir le ciel des funambules. Elle les avait choisis pour  leurs blessures anciennes et encore sanglantes, mais ils en ont fait une force, un lien, simplement en s'aimant jusque dans leurs défauts, leurs faiblesses. Elle baisse les bras, pauvre sorcière!

 

  Funambule, seul, prend le temps du recul. De loin, il voit plus large, plus loin, et s'il en tire l'impression d'être embarqué dans quelque chose qui le dépasse, il se dit, que tant pis, ou tant mieux, car la vie est pleine de choses qui nous dépassent, à commencer par... son origine. Vision « grand angle » mais floue, lui semble puzzle qui petit à petit se compose, mais dont toujours quelques pièces manqueront.  Doit-on obstinément courir après ces pièces?  Les dire si l'on croit les deviner?  Il regarde l'eau, les vagues, sur le sable il ramasse coquillages bavards, certains parlent de lui, d'autres viennent de l'autre rivage, où funambulette attend sous l'eau verte d'un lac sans vague. Il les regarde, sans leur prêter l'oreille, et soudain, d'un geste fort de rage, il en lapide la mer et ses impudentes vagues. Il crie, et se sont ses mots qui ricochent sur l'eau, quand les coquillages coulent au fond, il crie et ses mots voyagent, suivent les exils et passent les montagnes, vont chercher funambulette sous son lac d'oxalis et la sortent du marécage qui allait l'absorber.

 

 

  Rester dedans, c'est le grand défi de l'écriture, dit Nancy Huston[1] sur les ondes. À  l'heure de sortir du lac et de rejoindre souriante, sur la piste, les acteurs du présent qui furent aussi témoins du passé, funambulette pense que le défi est d'en sortir au contraire, quand on est si bien dans son pays de mots. Allez, un coquillage dans la poche, elle montera sur le fil, insolite équilibre, à l'autre bout, funambule traversera l'immeuble, confiant et serein.

Mots, notes, écriture et musique, musique que je ne sais pas écrire me permets de sortir des mots, de redevenir corps et mouvement, de reprendre la danse de la vie.

 Notes de vie accompagnent les funambules sur leurs fils, mélodie à deux voix, duo à distance, contrainte de l'absence.

 

  Funambule pour l'été a dû obéir à  Auguste, remonter modestement sur le fil, mais il a refusé d'être le seul point de mire des regards, alors un clown en bas, joue d'une étrange guitare géante, et propose, pour faire rire les enfants, d'emprunter celle du funambule quand par un faux hasard, il casse l'une de celles de son instrument.

 

Notes mélodiques,

chants du monde et de la Terre,

aideraient ils à maintenir l'oxalis dans d'invisibles frontières?

 

  Où est la vie? semble dire petit bouffon à terre, sous le fil. Monde intérieur, vie extérieure, quand l'un agit sur l'autre, chacun vit en exil, vie singulière sur un fil. Tes efforts sont vains à communiquer, à comprendre, ressentir, et tu t'enfermes dans la recherche désespérée de tes morceaux de puzzle perdus, gestes répétitifs, compulsifs. C'est lorsque casse la corde et que discorde l'accord, que tu lèves enfin les yeux vers le toit du chapiteau, où funambule tremble, ému. Tu laisses tomber la boule du bilboquet, elle roule, roule et t'entraîne loin, loin de toi, là où tu ne t'attendais pas à trouver les autres, et à te trouver enfin. Rien n'est plus beau que l'oeuvre commune des humains unis vers un but, par un projet, énergie commune dépasse la somme des énergies particulières. Bouffon quitte sa toile, enfin, rejoint la troupe, musique contemporaine, multi-vocale le salue, l'accueille: bienvenue à toi, frère, ce soir, lance ta boule vers les étoiles!  Ému aux larmes, funambule, larmes sans pudeur, sans honte d'être versées, larmes humaines. L'émotion: des humains le plus petit dénominateur commun?

 

  Bouffon solitaire, cherchait depuis toujours la communauté qui l'accueillerait, lui, tel qu'il est, sans le forcer à se renier pour s'adapter. De tournées en tournées suivait tous les spectacles, sortait parfois du rang des spectateurs, venait sur la piste, discret, farceur, lançait sa boule , imperturbable, mêlé aux prestations des clowns, ou sous le fil du funambule, instant d'aérienne douceur.

I  l reste au pied des artistes, discret. Exécute, de temps à autre, une tâche qui rend service. Rapidement, il supplée funambule à l'intendance, le remplace au balayage, afin que celui-ci puisse se consacrer à son noble art de fildefériste.

 

  Funambule est étonné, un peu inquiet, que me veut il celui-là? Pourquoi m'arrache t'il ainsi des mains les tâches les plus simples et rébarbatives?  S'il croit avoir la capacité de prendre ma place sur le fil, il se trompe!

 

  Au fil du temps, de la saison qui avance, Bouffon participe de plus en plus, toujours silencieux, discret, obéissant. Funambule l'accepte près de lui, commence à lui parler, de lui, du métier, de l'univers du cirque. Un jour, même, sur le petit fil d'apprentissage, il l'aide à faire ses premiers pas. Et il fait des progrès petit bouffon, et plus il progresse, plus funambule ressent un malaise, une étrange vague qu'il n'ose nommer.

  Un soir, Bouffon l'appelle:

-regarde!

  Et il réussit trois pas, le bilboquet à la main droite, la boule dans la gauche.

-pourquoi ne lâches tu pas ton jouet? Tu veux quand même pas faire du bilboquet sur le fil?

-Si. Si tu permets, ce soir, j'aimerais mettre le petit fil sous le tien, et faire ce numéro en même temps que toi...

-Et où crois tu que regarderont les spectateurs? Stupide, va!

-Justement, je ne veux pas qu'ils me regardent, ils lèveront les yeux vers toi, mais je sentirai leur présence, je m'y habituerai, doucement.

-Non.

  Bouffon n'a pas entendu le mot de négation qui claque comme un rejet, sa boule était en l'air, au moment où funambule a prononcé le refus, elle est tombée sur ses doigts. Blessé, il ne fera pas de numéro ce soir.

 

  Qu'il est dynamisant d'avoir devant soi l'horizon vierge d'un nouveau personnage. À la fin de la saison, le photographe viendra faire un portrait de famille, mais il faudra attendre le retour de funambulette.

 

  Peu à peu, chaotiquement, se forme une amitié fragile entre Funambule et Bilboquet, ainsi qu'ils le surnomment tous. Funambule a un ami, il n'est plus seul dans l'immeuble.

 

  Funambulette, de son coté, en exil, a du mal ce soir sur son fil. Au moment où le câble s'était tendu, le dompteur venait de lui dire les mots qui font mal, elle avait répondu par menace de mots définitifs. Elle était montée sur un câble infini, jamais refermé, et les mots n'avaient jamais été réabordés.

 

  Sentiment d'éloignement. Pour la seconde fois, sentiment de dépossession, d'élargissement du cercle des spectateurs, impression d'être rejetée à l'extérieur de mon univers par mes personnages eux mêmes. Au bord du lac, ils me mènent où je ne veux pas aller, sur mes îles oubliées, dont l'encre a pâli sur d'anciennes cartes. J'écris maintenant avec une question parasite: quelle version des faits préféreriez vous? Narratif dialogué, ou poétique énigmatique?  Je me suis fait Auguste, qui contrôle l'effet des numéros sur les spectateurs, et je ne m'aime pas dans ce rôle. Je n'aime pas être sorcière non plus, cela génère trop de vagues, et je déteste la cruauté. Je  ne suis moi que sur le fil, lorsque les mots s'imposent un à un et que je les dépose, tels quels, sans me poser de question, ni sur leur légitimité, ni sur leur beauté, ou l'effet qu'ils auront.

 

  Muette complicité au bord du lac. Elle s'est installée, pas loin, m'a souri. J'ai cru que c'était pour s'excuser de m'imposer une telle promiscuité, l'ombre était rare, ou pour me donner un international bonjour. J'ai rejoint mes funambules et leurs questionnements, et lorsque j'ai relevé les yeux, j'ai compris son sourire: devant elle était ouvert, un grand cahier à spirale, à petit carreaux, le mien était bleu, petit format, à grands carreaux.  Son sourire était complicité de mots. Mots que l'on porte en nous, partout, en attente du fragment de temps où ils pourront éclore. Là, ici, maintenant, au bord de ce lac, mots de ton sourire, dont j'ignore même en quelle langue tu les traces. Muette rencontre.

 

  Être. Être est bizarre. Être et vivre est différent. Troublant de ne pas se sentir conforme à la façade qu'on expose, l'essentiel, ces mots tracés sur un cahier, demeurent clandestins, même -et surtout, Gisèle, j'ai retenu ta leçon- surtout pour ces proches, acteurs du présent, témoins du passé. Mes personnages, je maîtrise votre destin, que je me fasse sorcière, Auguste ou funambule pour y présider, c'est toujours une part de moi qui vous crées. Mais de mon propre destin, je ne connais rien. La route peut tourner, je le sais, je m'y prépare, quelqu'un , ou moi même peut être, peut changer l'aiguillage, mais quand? Et pour quelles conséquences?  Ne rien dire? Tout garder, contenir?

 

 

 

Bilboquet se confie

 

  Soir de relâche dans l'immeuble. Habituellement, funambule fuyait, sur son fil, sur la plage, ou retrouvait funambulette, mais maintenant il a un ami. Alors avec Bilboquet ils se mêlent à la troupe, autour du feu convivial. D'où viens tu Bilboquet? La question fuse du cercle. Bilboquet répond, il raconte son duo avec une partenaire taciturne, son repli au pays des mots sans écho, la lente dégradation, la rupture.

  Funambule le prend sous son aile qui face à la passivité de bilboquet, se fait autoritaire: tu veux intégrer le cirque, tu dois te montrer à la hauteur. Il est exigent, son exigence est signe de confiance, d'estime.

 

  Faire confiance aux mots, à leurs résurgences, alors qu'on avait cimenté la précédente source, ils veulent jaillir? Qu'ils le fassent, s'ils refusent l'abri commode de la nappe phréatique. Comment? Ils veulent pleuvoir? Allons donc... et se  perdre pour dix ans dans l'oubli de la mer? D'accord! Ils sont maîtres de leur propre destin, après tout.

 

  Alors Bilboquet souffre des coups de sang et des mots cassants du funambule qui ne se rend compte de rien. Il fait de son mieux, camoufle ses difficultés, tait ses douleurs, cache ses pleurs et ce qu'il n'a pas dit.

 

  Il garde le silence sur les facéties du destin. Mais lorsqu'un mot tire son fil jusqu'aux nuages, comment ne pas le suivre? Après la rupture, il a déménagé, ainsi que sa partenaire, et quand enfin ils ont trouvé, chacun un appartement, ils étaient proches à se toucher, mais séparés par la rivière, belle métaphore de notre Lot commun.

 

 

***

 

  Il leur en avait fallu du temps, du temps pour se reconnaître, se connaître, se dire.  Chacun tentant un pas, attendant de voir si l'autre ne reculait pas. Non? Encore un pas alors. Encore un? C'est lent une rencontre de funambules. Funambulette se souvient, exilée dans le bourdonnement de l'été au bord du lac. Il n'y a rien de mal, les choses arrivent, nous viennent. La vie vient à nous, et nous l'accueillons.

 

 

Mais parfois...

les nouvelles sont bouleversantes,  amèrement.

 

 À quoi cela servirait il d' écrire le visible, le connu? Si ce n'est décrire les fils invisibles qui tiennent les funambules, à quoi les mots servent ils?

  Tu peux toujours te faire du mauvais sang, s'il est trop mauvais, on te le changera, me disent elles. Non, c'est la vie , tout simplement, c'est la vie, ça aussi, qui parfois nous broie, nous jette à terre. On peut se rebeller contre les malheurs dont sont responsables les hommes, exploitant leurs frères, détruisant la vie autour d'eux, mais contre l'évolution de la vie dans nos corps?

  Faiblesse de la vie est rançon de l'évolution, l'impossible perfection se cherche encore, freinée par l'adaptation à nos bourdes d'apprentis sorciers. La vie tâtonne, nous frappe et nous étonne.

 

  Mère paratonnerre, foudroyée, terrassée  par ses malheurs accumulés, jamais en route n'en oublie aucun, à l'échelle de sa vie, malheur se stratifie, lourd de plus en plus à son dos. Et elle, de plus en plus faible, écrasée, épingle comme croix d'honneur son morbide curriculum vitae, mais laisse vide la case de l'expérience, de la sage résignation.

  Sombre toile d'araignée, jetée au visage de funambulette, un vieillard meurt dans la maison en face, deuil sur la rue. Plus loin un bébé naît, et Paratonnerre  dit: voilà une bonne nouvelle... Non! Lui crache petite rebelle, arrachant funèbre mantille, ta bonne nouvelle  fera pleurer avant cent ans!

 On ne peut pas figer le temps, marche, marche! Tes pieds crient fatigue car ne suivent plus le vent de tes désir depuis longtemps.

 Une échelle vite, vite, remonter sur ce fil d'où je vois la vie et mes milliards de frères. Bâtir pour eux, pour nous, pour moi, des rêves d'autres vies, et en poser les pierres, activement. Pour eux, pour nous, pour moi: égoïsme pardonné car chacun est tous, chacun oeuvre pour tous.

  Une échelle et fouler aux pieds ces idées de sorcières: mère paratonnerre, reliée au ciel et à l'enfer, directement reçoit malheurs-punitions, pour fautes imaginaires. Je  refuse ce bourbier et son corollaire, épine sur mon fil: la culpabilité.  Je  veux vivre, vivre, je veux me fatiguer, me blesser aux cailloux du chemin, me griffer aux ronces des forêts interdites.

 

  Devant l'auberge sans frontière, il y avait trois mendiants, trois hommes, alignés, leur sébile posée devant eux. Funambulette est passée, une seule piécette en poche. Elle leur propose de se la partager, ils refusent, se disputent, se menacent. Elle tourne les talons, et jette la pièce dans la fontaine aux voeux de la place du village. Et tandis que deux des hommes se battent au dessus de l'eau, tentant chacun d'attraper la pièce et de noyer l'autre, elle rentre dans l'auberge avec le troisième.

 

  Cette nuit, funambulette s'est donnée à l'auberge sans frontière. Elle a donné son corps, jamais elle ne vend rien. Criez au scandale, bonnes gens! Le scandale, où est il? Funambulette cherche, ne voit pas, ce corps qu'elle trimballe tant bien que mal, à qui est il?  Morales austères prennent la vie à revers, en font apprentissage de la mort, petit à petit, soumettre tous les besoins du corps, vivre des années pour préparer l'ultime journée?  Ce soir là, mère, je voudrais dire « sans regrets », et quitter la vie sur un sourire d'amour et non grimace amère.

 

  Coupable!  Coupable en action, en pensées! En pensées? Sinistre blague. Comment peut on avancer pareil mensonge? Funambule a essayé, comme chacun, de faire advenir le bien, la paix, la douceur pour le monde, par la force de ses seules pensées. Pour quel résultat!  Pas assez concentré? Jusqu'à l'éblouissement, l'étourdissement, la concentration, et par le monde, tant d'illuminés y consacrent toutes leurs énergies, en vain. Alors... aussi impuissantes au bien qu'au mal les pensées, tant qu'elles restent otages de nos cerveaux.

  Leur seul pouvoir est résonance sur les murs de l'immeuble, ondes qui nous rendent doux, sensibles, réceptifs, ou agacés, énervés, agressifs. C'est le seul pouvoir des pensées: influencer notre rapport aux autres, déterminer la nature de l'interface entre le monde et nous. Mur de plexiglas froid, lisse, muet, ou haie fouillis abri et passage, nos pensées créent les limites de notre moi. Jamais une frontière n'a été coupable de quoi que ce soit, adressez vous plutôt au douanier, c'est lui l'exécutant qui contrôle et refoule!

 

  Alors pensent, pensent, petits funambules, pensent et vers les étoiles de la piste s'élancent. Libres. Trapézistes qui sur la voie lactée se retrouvent, chaque nuit intense, nous vivons tous sous les mêmes étoiles, innombrables, comme elles, depuis que le monde tourne, soleils, chacun tente d'attirer à soi... pour briser le huis clos.

  Il se passe toujours plus que l'instant. Il y a l'instant et ce qui se passe dans la tête de l'autre, et dans la notre, conjonction de silences, lourds de sens.

 

  Il lui dira jeune Bilboquet, il parlera à funambulette, car il en fera sa confidente quand elle rentrera. Il lui dira son grand amour pour une femme dont le sépare le fleuve de l'âge, il dira la maladie qui le frappe, muscles faibles mais pleins d'envies, pronostic vital amoindri, qui d'elle la rapproche, artificielle vieillesse, son bonheur.  Mais pour l'instant funambulette erre encore entre causses et villages, à mi-course de son exil, elle erre et pense, s'inquiète parfois pour son funambule resté dans l'immeuble. Elle l'a laissé au milieu des nuages, elle a peur parfois. Oui, accepter la vie, c'est accepter la mort, accepter l'amour, c'est accepter la souffrance de l'inquiétude pour l'autre.

 

 Sauf à lâchement déserter le premier... Certains Anges me rattrapent parfois, auxquels je dis bonjour poliment, oui, bonjour, je sais, je sais que chacun a ce choix là aussi, ce choix j'en fais une force: si je suis en vie, c'est par choix, par désir, en conscience. Et ce qui est difficile, mais pas subi, devient expérience, sagesse, bâton de pèlerin pour le chemin.

  Parfois, le chemin , pente descendante, est parsemé de rocailles qui s'effritent sous nos pieds, roulent, nous font glisser, tomber, parfois.  Parfois la vie s'accélère. C'est dur pour les funambules perdus dans leurs nuages. Le temps devient instable et la mer s'agite, le fil se balance, ils se cramponnent, par réflexe. Heureusement. Heureusement, funambules s'accrochent au fil qui oscille dangereusement, plus il bouge, plus ils serrent, vous ne le leur ferez pas lâcher. Pas avant l'accalmie. Il n'y a qu'au temps calme qu'on peut réfléchir assez pour envisager de lâcher le fil, et au temps calme, on y est bien sur le fil, on peut suivre les nuages, les étoiles. Les funambules ne sont pas sourds à l'appel des Anges, mais ils n'y répondent pas, jamais ils ne coupent d'eux même leur fil... tant qu'ils peuvent être utiles.

 

  Être utile, on le peut toujours pense Bilboquet. Il le dira à Funambulette quand il la verra. Il lui confiera la maladie qui l'affaiblit, ses muscles qui consomment quatre fois plus que ceux des autres, usure et fatigue qui le vieilli, mais son envie d'agir, intacte.

 

  Allez, lève les yeux, mère, et peut être dans ce ciel que tu vénères, verras tu autre chose que Zeus et sa foudre te visant. Mais ce rôle m'exaspère, du haut de mes neufs ans, te tirer du bourbier  m'y a toujours enfoncé. Non, c'est fini, par la force des mots, je te laisserai dire les tiens, puisque c'est ce qui te soulage, mais je sais désormais que tu parles aux nuages, car je refuse d'être témoin de ta vertu souffrante.

  Ma vie est mienne, tu me l'as donnée, faudrait pas oublier, je n'ai signé aucun contrat, pris de billet pour aucune gare, j'ai accepté de vivre, je suis libre.

 

  Oh là là! Paratonnerre  pleure et se lamente, un malheur de plus la tourmente, si funambulette ne craint plus le ciel, quel garde fou s'imposeront à elle, quelles limites à sa démence?

  Ne pleure pas Paratonnerre, funambulette encore se doit de rassurer, la mer n'est elle pas assez salée à ton goût? Des garde fous, j'en ai, je monte sur mon fil, je vois le monde qui tremble, pleure et gémit, et je me dis que tout, je ferais tout, pour ne pas ajouter de larmes à la montée des eaux, y compris, vois tu, parfois au risque d'en verser moi même.

  Ouf! Paratonnerre se calme, sa fille n'est pas pourrie, il lui reste des racines, avec un bon engrais, d'oxalis et de bourbe mêlés, les bonnes branches pourraient repousser.

  Elle ignore, petite mère, que funambulette est une déracinée...

 

 

***

 

  Dans l'immeuble déserté, impression de ruine, que tout s'écroule, que le ciment se dissout. Qu'il est difficile d'appartenir à deux maisons, écartelé, divisé. C'est une vague, petite fille, n'aies pas peur, tu connais. C'est la première vague de l'exil. Tu peux bouger, elles savent te trouver, elles s'insinuent dans les manques, les réminiscences, l'ennui. Laisse les couler, elles sont sans conséquences, ne perturberont pas le travail, tu peux ouvrir les digues, l' immeuble a été évacué. Ferme les yeux, cache toi, personne ne saura, tu en sortiras triomphante, forte. Laisse couler.

 

  Chemin d'été, chemin aux milles gariottes, comme autant de cases de jeu de loi. Retour à la case départ, étonnement, quand tu apprends que ceux qui furent à l'origine de ta conscience militante t'ont propulsée plus loin qu'ils ne le pensaient, et qu'ils furent, sans que tu le saches, tes adversaires au printemps. Case: « tu tombes dans un puits », passe ton tour, tant pis. Tu es grande maintenant, plus besoin de mères ou de substituts pour légitimer tes pensées. Autonome. Non, vieillir n'est pas  toujours synonyme de tiédir.  Plus tu avances, funambulette, plus brûlent tes pieds sur la corde, plus foncent les couleurs de ton drapeau.

 

 

En transit

 

jamais les funambules ne marchent deux fois sur le même fil

son histoire l'avait rejointe sur les lieux de l'exil

alors que la taraudait encore le remord de sa lâcheté d'alors

 

elle partit donc, pour ne pas revivre la fuite dans l'immobilité

tant que la mer était encore bonne et le vent pas trop chargé

 

en transit, transition, entre deux mondes, deux âges

le temps pressé à ses talons, l'arbre menacé d'orage

funambulette quitte le pays de l'enfance,

accepte enfin les années et leur souffrance

 

elle reviendra, détour, faux retour

 et jamais rien ne pourra rassasier

les désirs et les manques de son été

mais son regard calmé, assagi,

enfin sera lavé de la culpabilité,

 

regarde en haut de ton arbre,

il annonce la suite du parcours,

à toi d'apprivoiser, d'apprendre,

en attendant ton tour

 



[1]     Nancy Huston sur France Musiques, samedi 30 juillet

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Chapitre 8 

 

 

Chute

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Alors, dans l'impossibilité de vivre sereinement la limpidité de leur relation, funambule et funanbulette

firent ensemble ce pas sur leur fil imaginaire, tendu entre la falaise et l'infini......                                 

 

 

 

 

 

 

 

fin.

 

 

 

 

 

 

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Chapitre 9

 

Survivance

  

 

-Ah, non! Ça va pas!

 

-Quoi? Qu'est ce qu'il y a ? qui rouspète ? Les spectateurs!! Ils sont encore là, eux!

 

-Oui, ça va pas, tu nous avais habitués à un rythme, une lenteur poétique, qu'est ce que c'est que cette chute de géant ?  Tu nous dois au moins un flash-bac, des explications!  On veut savoir! Funambulette est elle rentré d'exil? Que s'est il passé?

 

-Bon d'accord, si vous insistez, après tout, vous avez payé votre entrée dans cette arène, vous avez le droit de savoir:

 

Oui, funambulette est rentrée, pour tomber d'une douleur à l'autre, mais elle est douée pour la douleur, heureusement. Elle est rentrée affronter la tristesse et la culpabilité, de plein fouet. Du coup, ironie ou discrétion, l'oxalis s'est fait tout petit, il a reflué jusqu'au repli, jusqu'à l'oubli, dans le coeur malmené de funambulette, il n'y avait plus de place pour lui. D'autres vagues ont pris sa place, fracassantes, mais funambulette est championne de l'endurance, elle ne se laissera pas terrasser. Alors je continue?

 

-Oui!

 

-Bon, d'accord, je vais essayer alors...

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Chapitre 10

 

Alors c'était après...

 

Après que la tempête eut dissout le mortier, et que l'immeuble eut été réduit à un petit tas de briques.

Après que Funambulette et le dompteur, pauvre pantin broyé, eurent échangé les mots du passé, tous les maux, jusqu'aux premiers, jusqu'aux imaginés.

Après que l'arbre eut souffert, et fut menacé de foudre, puis momentanément épargné, la chute repoussée.

Après que Funambulette eut trouvé, chez mère-paratonnerre, une écoute inusitée, une compréhension inespérée.

Après que ivre de douleur, impuissante à maintenir ses envies de destruction, elle eut décidé de couper court.

 

C'était après, et les occupants de l'immeuble se tenaient par la main, en cercle autour de ses restes en vrac, tandis qu'à la capitale, d'autres brûlaient, justifiant ainsi une illégitime répression. Ils se tenaient la main, solidaires. La vie du monde continuait sa cavalcade vers le désastre, la petite troupe restait là, immobile et muette de stupéfaction.  Tout était là, par terre, devant leurs regards ébahis, tout était là. Détruit.

Seule Funambulette ne le voyait pas, elle imaginait seulement. Lors de l'écroulement de l'immeuble, des éclats avaient blessés ses yeux. Et elle se tenait là, maintenant, avec eux, parmi eux, entre Dompteur repentant et Funambule.

 

Bon, maintenant que tout est par terre, faut reconstruire dit quelqu'un dans le cercle, et pour reconstruire, il faut de l'argent, donc, pas question de cesser les représentations. Le chapiteau est intact, tout peut continuer comme avant. Mais Dompteur avait une requête: changer de nom, d'affectation. D'accord, que sais tu faire? lui demande Auguste. Rien, je ne sais pas, mais je peux essayer, apprendre, tout est par terre, je veux changer. Funambulette s'était mêlée de la conversation: équilibriste! Avait elle proposé. Équilibriste? On a déjà deux funambules avait râlé Auguste. Justement, je vais avoir besoin d'aide, et puis, les numéros d'équilibre ne se font pas tous sur un fil. Qu'en penses tu? Avait elle demandé à l'ex-dompteur, de toute la douceur de sa voix. Je vais essayer, avait il répondu, du moment que je reste près de toi. Écuyer! Avait clamé la voix sonore de Monsieur Loyal, une jeune écuyère vient de profiter de la confusion pour s'enfuir, elle a laissé un mot, épinglé à la crinière de son cheval favori, elle lui demande pardon -au cheval!- mais elle ne peut plus rester ici, dans notre cirque, parmi des fous  comme elle l'écrit, alors, si le job te convient... tu sais monter au moins?  Oui, un peu, avait répondu le nouvel écuyer, et j'aime les chevaux. Alors c'est d'accord, avait approuvé Auguste, au travail! Tout le monde!

 

-Mais moi, comment je fais? avait imploré Funambulette.

-Comme d'habitude, le regard porté au loin, ou le regard éteint, c'est pareil, non?

-Non.

-Alors débrouille toi! La première est dans dix jours... Et si tu penses ne pas pouvoir assurer ta part, tu pars.

 

***

 

C'est maintenant, autour du feu convivial d'une douce soirée, tous réunis ils se demandent comment ce raz de marée avait pu se produire et détruire ainsi si vite leur immeuble.

Chacun prend la parole, cherche à expliquer la vague dévastatrice, seuls Écuyer et Funambulette se taisent. Funambule les regarde, reste à l'écart, silencieux lui aussi, anxieux peut être, pas pour lui, il est fort, non, pour eux, pour elle. Il pense... qu'elle doit trouver un autre chemin, qu'il ne veut être que le vent qui soufflera ses pas. Il pense... aucun moyen de savoir si ses pensées sont douloureuses ou pas.

Écuyer regarde Funambulette, dans ses yeux il voit la vague qui lui a ravi la vue, sombre, aveuglante, vague trou noir qui a tout emporté. Il lui tient la main, l'embrasse, la serre dans ses bras. Petits clowns ne comprennent pas, jamais ils n'ont vu ça, mais allez, au lit les petits clowns, c'est l'heure, l'heure où les grands s'expliquent, l'heure où les grands détruisent et rebâtissent, restez loin de tout ça, profitez en, car votre tour viendra, la vie est si dure. Mais la vague ne peut pas se dire, pas maintenant. Combien de temps passe la goutte d'eau dans l'océan avant de s'évaporer pour un nouveau cycle? Huit ans? Dix ans? Les mots de la vague prendront leur temps.

 

En attendant, Funambulette s'entraîne sur le petit fil, à avancer dans le noir. Elle tombe, elle pleure en silence, ses yeux ne servent plus qu'à ça. Parfois l'un la voit, qu'elle ne voit pas, elle se croit seule, laisse rouler les larmes, échapper les mots du désespoir. Quitter le cirque, elle ne le peut, alors... il lui faut réussir, marcher en aveugle. Bilboquet s'approche doucement, il lui parle, c'est lui! la petite voix qu'elle entendait parfois, qui l'aidait, qui l'apaisait!

 

-Qui es tu? Je ne te connais pas! Tu es nouveau ici? Mais je connais ta voix, si ténue et fluette.

-Peu importe qui je suis, je suis une projection, comme nous tous ici, alors, ne cherche pas à m'identifier, à me coller quelqu'un à la peau. Pourquoi ne réussis tu pas? Le sais tu?

-Non.

-Moi je sais pourquoi. Tu penses trop au résultat, aux spectateurs, à l'impression que tu veux donner avec ta prestation. Ne pense pas, marche, sans réfléchir. Oui, pour pallier ta vision, tes gestes sont moins fluides, qu'importe!

-Mais c'est pas joli!

-Qu'en sais tu? Et puis, n'y a t'il que le joli à exprimer? Tes gestes parlent de la vague que tu as vécue, ils disent la violence des tonnes d'eau sur les murs, ils disent la chute des briques, l'arrachement, la terreur, la rage. Laisse les parler d'eux mêmes. Les spectateurs doivent savoir la farce de la vie, c'est pour ça qu'ils viennent au cirque voir des clowns se jeter des tartes au visage, pas pour la beauté. Alors vas-y, travaille, et quand tu auras un moment, viens me voir, j'ai une histoire à te raconter.

 

 

***

 

 

Un moment, un instant repos... le silence intense de l'après tempête, les tympans encore vibrants de la déflagration, du bruit de la vague qui s'écrase, qui percute le mur. Le lent retour au calme, l'apaisement des cellules. Regarde le jardin d'oxalis, tu ne peux plus toi, Funambulette, mais Funambule te décrit, te raconte: tout sens dessus dessous, les bulbes hors de terre, à l'air libre, menacés de dessèchement. La vague a tué l'oxalis, c'était trop, il n'y avait plus de place que pour la douleur, les pleurs.

 

Bon, ça ne vous plaît pas, c'est misérabiliste, d'accord, ne vous inquiétez pas, on la soignera Funambulette, Funambule et Écuyer iront ensemble consulter le mage-sorcier qui saura la soigner, mais plus tard, pour l'instant, elle a besoin de son regard intérieur, il mobilise toutes ses énergies, et la vie extérieure ne l'intéresse plus.

 

Dix jours... elle a dix jours, et une idée! Vite, elle court, chauve-souris affolée, du chapiteau à l'écurie, vite, elle parle de son idée!

 

Dix jours pour réussir et garantir la pérennité de leur numéro, de la vie du cirque. Dix jours ils s'entraînent, tous les trois.

 

Auguste est content, c'était beau, c'était réussi, un trio aérien, il fallait oser, vous qui n'avez jamais réussi votre projet de duo, ironise t'il. Un trio, trois fils, parallèles, au centre Funambulette, entourée de ses deux guides. Rien que pour cette prouesse, infirmité passagère aura été utile.

 

***

 

 

-Ferme les yeux Funambulette, écoute ton coeur, ton corps, je vais te raconter une histoire.

-J'écoute, Bilboquet, fermés ou ouverts, c'est pareil, tu sais, mais dis moi d'abord, pourquoi ce surnom?

-Tu ne sais pas? À mon arrivée dans le cirque, pendant ton exil, j'avais un bilboquet, que je ne lâchais jamais. Puis un jour, la boule est tombée, c'était une boule de fil, et elle s'est dévidée, complètement, jusqu'au bout, jusqu'au dernier petit bout de fil, si bien que je n'avais plus rien entre les doigts pour la retenir. C'est là qu'elle a roulé et a percuté l'immeuble, qui sous le choc, s'est effondré.

-!!!

-Et oui, on ignore souvent l'origine des vagues...

-Mais... tu as tout détruit!

-Oui... et... non... Je n'ai détruit que des mirages, des chimères de rêves, regarde, les briques sont toujours là, elles, prêtes à être ressoudées. Il faut étudier l'architecture, l'acoustique, pour que plus jamais aucun mot ne meurent sans écho, que plus aucun geste ne s'achève impuissant et rageur, sur le mur rugueux, faute d'avoir été vu. Rebâtir...

 

 À contre courant, à contre vague, contre vents et marées, c'est dur de rebâtir. Et pendant ce temps là, où étais tu Funambule? Tu étais là, présent, non loin de là, aimant, même quand je ne te voyais pas.

 

***

 

 

Où sont ils partis?

Effet secondaire indésirable?

C'est l'automne, mes mots sont des oiseaux, ils cherchent pays plus beau, plus chaud, ils sont volages, par définition.

Ils m'abandonnent et l'oxalis salé m'envahit de la tête au pied, ça fourmille. Je cherche la frontière, ma peau  semble impuissante à contenir tout ce remue-ménage. Mes yeux affolés peinent à maintenir l'équilibre, ça tangue, drôle de navire.

 

Je vais voir le mage. Mange me dit il. Ah ouais... à quoi bon... quand on se dit à quoi bon vivre...

 

C'est gris, c'est humide, c'est froid, silencieux, solitaire. Vague sévère après la beauté de celle de la veille, retour de la marée après le silence post-traumatique, la nature reprend son rythme, ses droits, la vie reprend sa place.

 

Non... potion du mage ne me changera pas. Le poison ne tuera pas mes mots. Je les sentais, là, grouiller en moi. Même plus fourmi, non, araignées aux pattes emmêlées, ou mêlées de serpents grouillants, sans pattes justement, inaptes à aller nulle part. Je les sentais là, bloqués. Bloqués par l'enjeu, mots missionnaires qui sont allés au delà de leur mission, de leur devoir. Bloqués par le viol subi, qui les a forcé à la parole. Toujours, toujours, l'écrit qui pré-existe au son, loi gravée se fait orale, poésie se fait chanson.

 

Ils étaient là, j'ai eu peur. En fermant mes yeux stériles j'ai vu des étoiles fuyantes, comme si je descendais dans un trou noir, très vite et que les galaxies s'éloignaient de moi. La mort a cette image, une chute, la vie qui s'enfuit.

 

J'étais dans le désert, allongée, assoiffée, à bout de force, sous l'implacable soleil. Et mes mots me fuyaient, et ma peau se dissolvait dans le sable, mes membres s'éparpillaient. Non, le mage n'est pas fautif. Il m'a juste dit « bois, mange », mais j'ai voulu marcher au bout de ma fatigue, j'ai voulu savoir ma limite et une fois dépassée, je n'avais plus de forces, aucune, même pour appeler au secours.

 

Il a fallu tout son amour pour me relever, me porter à l'ombre, m'offrir à boire, à manger, et là me dire: je t'écoute.

 

Les mots étaient barrage, digue, une fois crevée, ils n'ont pas cessé de se déverser jusqu'au dernier, jusqu'aux maux du non désir.

 

Sans enjeu, sans spectateur je veux écrire. Seule, vraiment seule, sinon mots oiseaux s'envolent, me quittent, et j'ai mal, mal sans mots sur mes émotions. Émotions muettes dévorent, m'aspirent, détruisent mon corps, le bouffent comme un cancer qui grouille, cafardeux.

 

C'est pas vrai, une expérience sans mot, belle, si intense que je n'en sais aucun pour la décrire: le baiser des retrouvailles des deux funambules après la vague. Mais chut!! c'est un secret, ne le répétez pas!!

 

Faille tellurique au milieu du désert, séparant le pays de l'avant de celui de l'après. Faille mortelle d'un pays où l'on ne peut plus retourner, définitif exil. Certains mots oiseaux sont restés dans les arbres de ce pays, d'autres sont morts dans la crevasse lors de l'événement. Je ne veux pas le savoir, je ne veux pas les voir, pas y penser. Je veux me reconstruire dans ce pays de l'après. Je vais planter des arbres dans ce désert, semer des fleurs, rebâtir l'immeuble selon mes rêves. Rond. Comme une immense cazelle, un igloo géant, une yourte de pierre. Aux murs j'incrusterai des coquillages, des galets de cette plage qui a tant souffert.

 

Je me moque de ce que vous pensez. Mon esprit flotte hors de vos marges, se rebelle. C'est pour moi que j'écris, pour toi Honoré, pour quelques autres parfois, chacun son paragraphe, son petit lot de lignes, et pour vous réunir ainsi, tous au chaud, dans ma gariotte autour du feu, tous se tenant la main et entonnant l'hymne du renouveau...

 

Qu'as tu bu?

Rien. Poison du mage ne m'a pas détruite, alors je suis contente, heureuse d'être moi, douloureusement parfois.

 

Le jour n'est pas fini.

 

***

 

Rêve de jour... rêve de nuit...

C'est une chute possible, ç'aurait pu être ainsi, ç'aurait pu être beau... utopique:

 

Dans l'impossibilité de vivre sereinement la limpidité de leur relation, funambule et funambulette firent ensemble ce pas sur leur fil imaginaire, tendu entre la falaise et l'infini...

 

... à l'autre bout de l'infini, Écuyer tenait de toutes les forces de son amour l'extrémité salvatrice des invisibles fils...

 

***

 

 

C'était après...

 

Après  que Funambulette, nue allongée sur la page, mouillée de marée, eut appelé la sorcière afin qu'elle la recouvre de son noir linceul, appel muet dans le huis clos.

 

C'était après, elle s'était promis de ne plus tracer de mots, ces mots meurtriers, ces mots mercenaires qui s'étaient auto-assignés une croisade. Mais la sorcière avait refusé de lui prêter sa cape. Elle lui avait tendu une boite, lumineuse, transparente, pleine de petits bouts de papier blancs. Sur chacun un mot, à poser, à disposer où elle voulait, sur le sable, les rochers, à la merci des vagues, ou du vent. Une boite pleine d'étiquettes, qu'elle puisse écrire sans trahir sa promesse, écrire sans traces.

 

Elle ouvre la boite, elle y cherche le mot aimer, le mot souffrance, le mot larmes, elle y trouve ce mot qu'elle avait lu et qui définissait bien sa façon de se relier au monde: souciance. Elle les étale devant elle, elle choisit, non pas le sable, non, pas les rochers, mais le malecon passager, boulevard des hommes.

 

Avec les étiquettes, elle écrit cette lettre:

 

J'ai trouvé ceci sous mes pas, sans avoir rien fait pour le gagner, le mériter, alors que vous, là, chaque jours sur le chemin, de votre sourire et de trois mots d'attention vous rendez la vie plus douce aux passants, je pense que vous faites là, oeuvre utile socialement, qui mérite sa rétribution.

 

Et avant de fermer l'enveloppe et de la porter à l'homme au petit chat, elle y glisse ce billet qu'elle avait un matin trouvé sous ses pas, porte bonheur qu'elle voulait affecter à la réalisation de ses rêves maintenant malmenés, avant qu'il ne se change en  porte malheur comme la pièce maléfique des contes.

 

 

***

 

Tu comprends, dit Bilboquet à Funambulette dont les yeux sont encore dotés de son unique regard intérieur, lorsque l'on rejette dieu, on rejette tout espoir de s'expliquer, plus tard, après coup, toute possibilité d'un regard neutre et bienveillant; alors la compréhension, on la cherche au présent, jusque chez nos victimes, tandis qu'il faudrait en faire son deuil, tout simplement. Funambulette hoche la tête, muette.

 

 

 

***

 

 Ça  lui est arrivé comme ça. Ce qu'elle avait pu connaître avant n'étaient que des vaguelettes. C'était après... mais, une fois qu'on y a mis un pied, on est toujours dedans.

 

Une colère

 

 Énorme, dure, une boule, un caillot acide à l'estomac. Elle s'en sentait forte, ses muscles, ses nerfs, son regard, sa voix, tout était dur, tout était fort.  La cape de la sorcière l'avait recouverte de son autre face, sanglante, changeant sa soumission en énorme rébellion, en révolte hurlante. De son épieu scripteur, elle avait tué les vampires, en plein coeur, le sang ne cessait de couler, il nappait le dallage froid et blanc de l'immeuble, un chien y pataugeait, y glissait. Elle se sentait femme.

 

Avant, elle se souvenait, l'image était simple, simpliste même. Elle avait attendu des heures, ainsi, au coin, les mains sur la tête, laissant tout ce travail en retard pour lequel justement on l'avait punie, enfant tremblante, gardant l'impression amère qu'on l'avait oubliée, là. Abandonnée, au coin pour la nuit, dans l'école fermée, silencieuse, désertée. Au coin pour la vie. Immobile, incapable de bouger, de transgresser, même aune fois l'absence des maîtres constatée.

 

Alors elle avait tout cassé Funambulette, tout brisé, tout arraché...

 

Mais  quand il se présentera devant elle, à peine conscient de sa parole non tenue, sa rage sera contenue dans une petite enveloppe, blanche et longue, sage et douce. Les mots rangés, ordonnés, cadrés, maîtrisés, elle la lui tendra en disant:

-Voilà, c'est là ma vengeance:

 

Paroles d'hommes

 

 

Tendres promesses

qui illuminent nos jours

et adoucissent l'attente

au long cours

 

Fragiles serments d'homme

pauvres bouées trouées,

les croire durs comme fer

c'est se noyer!!

 

Promesses tant de fois différées,

annulées, oubliées...

 

Paroles d'hommes, paroles de vent:

toujours masculin qui fane,

demain générique du futur,

promesse de l'intentionnel,

soufflent, passent, rarement se posent,

jamais ne s'imposent, n' engagent.

 

Paroles d'hommes s'envolent,

mais nous, femmes, qui nous en revêtons,

d'un mot, bâtissons une chanson,

un avenir, une vie, une maison.

 

Vivre, malgré les mots des hommes

les laisser couler pour ce qu'ils sont:

tendres et verbales caresses

baumes sonores pour nos coeurs

aussi fragiles, éphémères et  futiles,

que tout ce qui s' offre.

 

Alors que les femmes donnent les leurs,

stupide fidélité à la parole donnée,

naïvement, futures enlarmées.

 

 

 

Et devant sa tentative pour énumérer des excuses, un dernier éclair de dureté traversera ses yeux, avant qu'elle ajoute:

-Je ne veux entendre aucune justification. Embrasse-moi... mais de manière à me faire tout oublier.

 

Pour la première fois, épiant leur baiser passionné, la sorcière sera presque contente d'elle et de s'être faite, pour la circonstance, son alliée.

 

***

 

 Rechute: ç'aurait pu être comme ça. Ç'aurait pu être laid, sordide:

 

Dans l'impossibilité de vivre sereinement la limpidité de leur relation, funambule et funambulette firent ensemble ce pas sur leur fil imaginaire, tendu entre la falaise et l'infini...

 

...de l'autre coté, Écuyer tient fermement dans ses mains les fils du destin, les Funambules avancent vers lui, il se ravise, hésite, les regarde chacun, alternativement, puis lâche celui du Funambule...

 

***

 

-Dis moi, comment me sentir femme, forte, adulte, sans violence? Demande t'elle à Bilboquet.

-Tu l'as trouvé toi-même, avec des mots.

-Mais je ne sais pas dire les mots de la colère.

       Écris-les, puis tu apprendras.

       Tu comprends, Bilboquet, l'été étend sa saison, je suis en exil dans mon propre pays, c'est dur, c'est trop.

 

 

***

 

-Bilboquet... je ne crois plus en la parole. J'ai crié ma souffrance, en vain, ce sont des mots que rien n'arrête, ils font le tour de la Terre, se chargent de toutes les colères et me reviennent, plus lourds et inutiles encore. Personne pour les arrêter en chemin. J'ai dit mes souhaits, mes attentes, sans beaucoup plus de résultat. Chaque humain seul dans sa carcasse, avec ses émotions. L'émotion est peut être  le plus petit dénominateur commun de l'humain, mais elle est singulière, chacun la sienne , incommunicable, impartageable. Sauf par l'art, quelquefois, mais à quoi cela sert il de se charger des émotions incompréhensibles des autres, en plus des nôtres?  De désespoir en désinvestissement, j'ai glissé vers ce constat: je suis là, disponible pour ceux que j'aime, prête à répondre aux demandes, en attendant, je travaille. Cela se passe de mot. Il n'y a plus qu'à toi que je parle, Bilboquet, toi qui as quitté le tableau et l'immortalité que t'avait offerts le peintre.

La sorcière a réussi. À force de tirer sur mon fil, elle l'a rendu élastique, voilà pourquoi il fait des vagues maintenant, et j'ai le mal de mer. Elle a réussi. Sa cape rouge sur le dos, je trimballe ma colère comme jadis ma morosité. Mes amours partent en fumée, peut être piquera t' elle un peu les yeux de ces hommes atteint de cécité?

J'ai vu la fin de la route, un jour de larmes, en poche un curieux viatique, j'ai vu l'horizon, j'y étais seule.

Alors? Hâter le pas? Pourquoi pas. Courir en équilibre, crier, trébucher, insulter, frapper, mais exister!! Au moins pour soi.

 

Regarde Bilboquet, je n'existe pas. J'attends, je réponds aux demandes, je me tue à la tâche. Je n'existe que si je prends la peine de me faire exister. Je pleure, je me roule en boule. Encore une image simple. Ce nourrisson, seul, dans son lit de toile bleue. Il pleure, il crie, il appelle. Il n'a pas encore appris à pleurer en silence, et puis il croit encore aux appels au secours, il croit encore en l'amour, il croit pouvoir toucher l'autre, émouvoir. Il crie.

Contenir la colère, la recroqueviller, pour ne pas exploser en même temps qu'elle. Une fois restreinte au seul réceptacle acceptable: mon corps, me mettre au travail. Travailler pour oublier, pour ne plus penser aux hommes, oublier Dompteur-écuyer, oublier Funambule-fantôme, oublier l'Arbre-soucieur. Il n'y a plus que toi, Bouffon-bilboquet, mais es tu vraiment homme avec ton jouet hermaphrodite?

Tu me comprends, tu les comprends, eux aussi. Aide moi, apprends moi à les aimer, à les comprendre, à leur pardonner les larmes qu'ils font couler, rends moi ma douceur, ma soumission au destin!!

-Je n'ai aucun de ces pouvoirs Funambulette!

-Oui, je sais, mais tu m'as écoutée. Merci. Je me suis ligotée avec mon propre fil, je me suis battue avec ma propre colère, et j'ai retrouvé l'apaisement, la douceur flottante qui permet d'avancer sur le fil, même les yeux fermés, de jour en jour, entre vie et mort, d'exister, seulement.

Merci Bilboquet.

 

-Je voulais, moi aussi te parler de mots que j'ai recueillis dans le vent, dans l'écho...

-Oui, c'est vrai, je me rappelle, je t'écoute...

-Je connais une peur singulière. Je la rencontre obstinément comme un hoquet sur mon chemin, un dos d'âne cassant la fluidité du parcours, faisant crachoter le moteur. Cette peur ne se laisse pas apprendre. Exception à ma dichotomie, elle se rejoue, aussi forte, puissante, à chaque relation. Chaque lien, chaque noeud tissé entre moi et Vous, porte sa propre menace, unique comme la rencontre.

Lent travail du temps instillant son doute

ou franche coupe, porte claquée,

que cette peur murmure, crie ou taise l'abandon,

avec chacun de Vous elle renait, intacte, jamais dépassée,

à chaque fois je tremble rien qu'à son évocation:

                            la rupture.

 

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Chapitre 11

 

Et puis...

 

Et puis... oeuvre de la saison, de la sorcière, ou du mage, l'oxalis avait disparu du jardin. L'avaient remplacé, des vagues plus communes, plus courantes: la colère, le chagrin.

Et puis... les replis du Funambule s'étaient fait de plus en plus longs et de plus en plus fréquents.

Et puis... à bout de forces Funambulette s'était endormie, les larmes d'un jour entier firent un deuil par anticipation.

 

***

 

Il rêvait de franchir cette vallée encaissée, de rejoindre la falaise de la rive d'en face. Viens avec moi lui disait il, je te tiendrai la main. Mais maintenant, elle ne croyait plus en la parole des hommes, trop de fois lâchée. Le scénario, elle le voyait aisément, oui, au début, il lui tiendrait la main, comme au temps du quotidien de leur lien, avant la mensualisation, puis il la laisserait tomber, le regard attiré par plus urgent, plus important, et cette traversée là, elle ne se sentait pas capable de l'effectuer seule, elle n'était pas assez forte, pas assez entraînée, il lui fallait encore un peu de temps.  Alors elle a préféré renoncer, laisser le Funambule aller vers ses rêves. Te rayer, Honoré, d'un trait de plume, ainsi qu'un jour tu me l'avais demandé. Les yeux plein d'amour et de larmes, les pieds ancrés à la terre, elle le regarde partir.

 

***

 

Elle se retourna alors, poursuivre son chemin, rentra dans son immeuble, jeta un coup d'oeil au Bouffon dans son cadre, ne fut pas surprise d'entendre une fluette petite voix lui dire que ces larmes de papier qu'elle versait, elle aurait à les vivre un jour, alors, autant s'y préparer. Elle regarda la maison, d'un regard circulaire évalua le travail, les vêtements d'enfants éparpillés, les bols du déjeuner, s'exclama « quel cirque!! », puis comprenant enfin l'inestimable trésor dont lui avait fait présent le Funambule, elle se jeta sur une page blanche, et y traça lentement ses rêves:

 

Qu'est ce qui tient le funambule en équilibre sur sa corde?

 

Les uns l' encouragent: vas-y... lance toi vers la lumière! sois spontané, avance... ose... progresse, on peut plus qu'on ne croit... prends tous les droits que tu veux...

Les autres tremblent: attention! tu vas trop vite! tu dépasses les limites! ne tape pas sur la table! tu as défié la frontière... c'est dangereux... tu vas tomber!

 

Entre les mots des uns et des autres, tu cherches ton équilibre, funambule, tu oscilles dangereusement tel le battant de l' horloge rythmant les heures de la vie. Lorsque les uns et les autres  te délivrent alternativement les messages du pendule, tu restes debout, tu avances en titubant, ivre, libre du choix de tes pas sur la corde.

 

Mais lorsque l'une, l'un, t' enferme dans le message alternatif, lorsque les oscillations viennent d'une même personne, non... oui... non..., perdue elle aussi sur le fil de son écheveau, c'est là que déstabilisé tu te crispes sur l' incompréhension, t'arrêtes... et chutes...

 

...seul au sol, parfois. D' autres fois, dans de secourables bras.

 

Tu connais la règle d'or , funambule: remonte tout de suite sur ta corde, ne laisse pas les images du passé te rattraper, ne laisse pas la conscience de la répétition t'atteindre, ne laisse pas la petite voix murmurer en toi « hé... là... ce coup là, on me l'a déjà fait ,je crois... », non! Remonte! Vite!

 

C'est comme ça que j' apprends, en tombant, funambule de la vie, en me heurtant aux limites, j' apprends vos frontières.

 

Je connais le secret: mon regard au loin, plus loin que l'horizon de mes rêves, plus loin que mes défis, plus loin que ma volonté, au delà de mon renoncement, là où l'amour vous réunit, vous que j'aime, tous les deux, différemment...

 

Hé! Attention! Arrête, là! T' es arrivé au bout! reste sur la corde funambule, le prochain pas était pour le vide!

 

Tu as réussi, tu l'as réussie ta traversée...

 

 

 

St Gaudens et Gindou,

Claire, mai à octobre 2005

 

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